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Petite histoire du conseil en stratégie

Les grands cabinets de conseil ont un rôle déterminant dans les stratégies des entreprises. Mais comment se sont-ils développés, quels ont été leurs propres choix stratégiques? Dans un séminaire de l'Ecole de Paris, Christopher McKenna (Oxford University), revient sur l'histoire d'un secteur qui entretient avec l'innovation un rapport ambigu.


Petite histoire du conseil en stratégie
Le premier cabinet de conseil en stratégie a été créé en 1886 par Arthur Dehon Little, chimiste au Massachusetts Institute of Technology. D’autres entrepreneurs ont suivi, et l’activité de conseil a commencé à se structurer. Si Arthur D. Little a lancé la profession, il a toutefois refusé de suivre les grandes tendances sur lesquelles elle s’est développée, trop homogènes à son goût, ce qui a conduit au déclin de son cabinet.

Le dilemme des pionniers
Arthur D. Little entendait s’attaquer aux problèmes les plus complexes des entreprises, que les autres consultants n’arrivaient pas à résoudre. Il s’opposait à toute systématisation du processus de dissémination des idées, voulant au contraire appliquer un traitement particulier à chaque cas. Il a toujours refusé d’entrer dans l’association professionnelle du conseil en management.

Cette stratégie ne s’est pas montrée payante car par définition, on ne peut pas s’engager à résoudre un problème inconnu. Il était bien moins risqué, comme le faisaient les autres consultants, de traiter des situations déjà connues en se contentant de transposer des idées d’une organisation à l’autre. De fait, la profession s’est davantage construite sur un principe d’homogénéité que d’innovation.

C’est justement parce que les cabinets de conseil ne trouvaient pas de solution à son problème que la société DuPont a élaboré un modèle innovant qui allait ensuite être disséminé par les consultants. Longtemps détentrice du monopole des explosifs aux Etats-Unis, DuPont a connu une croissance considérable durant la Première Guerre mondiale. Une fois la guerre finie, que vendre? DuPont devait se diversifier. Elle s’est rendu compte que sa technologie pouvait trouver des usages dans de nombreux produits chimiques comme le nylon, la peinture ou les vernis. DuPont, qui possédait General Motors, fournissait au constructeur automobile une peinture de grande qualité dans divers coloris. Comment se structurer autour de ses nouvelles activités? Constatant l’incapacité des cabinets de conseil à traiter cette situation qu’ils n’avaient jamais résolue auparavant, DuPont s’en est emparée. Ainsi a été élaborée la structure divisionnelle, organisée autour de grands produits (explosifs, colorants, peintures), par opposition à l’ancienne structure organisée autour de grandes fonctions (ventes, production, R&D). Ce type de structure s’est ensuite étendu à d’autres grandes entreprises dont GM ou Standard Oil. Les cabinets de conseil comme McKinsey ou Booz Allen Hamilton se sont intéressés à ce modèle qui remportait un succès grandissant. À partir des années 1930, la majeure partie de leur activité a consisté à le transposer d’entreprise en entreprise.

À ses débuts, McKinsey n’était pas leader. Mais James McKinsey, qui dirigeait l’entreprise dans les années 1930, a eu quelques très bonnes idées. Il est ainsi à l’origine de l’entretien avec les dirigeants au travers d’un questionnaire immuable, le General Survey. Il a également rationalisé la démarche commerciale du cabinet. Martin Bower, son successeur, est allé plus loin en développant une méthode de recrutement et d’acculturation des nouveaux collaborateurs. McKinsey avait donc un système pour recruter, un système pour vendre et des consultants assez stéréotypés, d’allure résolument sérieuse. Malgré tout, le cabinet remportait moins de succès que d’autres consultants plus entreprenants. C’est sur le long terme que les choix de McKinsey se sont avérés payants: contrairement à ses concurrents, il avait préféré contracter avec des clients d’affaires, comme le diamantaire De Beers, plutôt qu’avec des institutions publiques certes prestigieuses mais moins rémunératrices, comme les universités de Yale et de Harvard, ou les grands hôpitaux. Plus la profession s’est développée, plus le positionnement de McKinsey s’est montré pertinent.

De la structure à la stratégie
Dans Strategy and Structure (1962), l’historien Alfred Chandler expose la fameuse thèse selon laquelle la structure suit la stratégie. L’activité des consultants s’est développée selon une logique inverse: ils se sont intéressés dans un premier temps à la structure des organisations, et dans un second temps seulement à la stratégie.

Des années 1940 au milieu des années 1960, les cabinets de conseil ont contribué à l’essor de la structure “multidivisionnelle” qui marque encore la plupart des grands groupes. Si les consultants n’ont pas inventé ce modèle, ils ont très bien su le disséminer. A partir des années 1950, ils ont été considérés comme les architectes des organisations dont ils dessinaient la structure, les plans et la distribution des fonctions. McKinsey en particulier a joué un rôle considérable dans la diffusion de ce modèle aux Etats-Unis puis, une fois le marché américain épuisé, en Europe. A la fin des années 1960, le cabinet s’est implanté au Royaume-Uni et a accompagné les restructurations de grandes institutions publiques: National Health Service, British Rail, Bank of England. Progressivement, le modèle américain s’est imposé aux entreprises européennes.

A partir du milieu des années 1960, les cabinets ont commencé à vendre non plus de la structure, mais de la stratégie. A partir de la fin des années 1980, les consultants ont joué un nouveau rôle auprès des entreprises, celui de légitimer leur stratégie. Le développement du conseil en stratégie s’est accompagné d’une certaine homogénéisation des pratiques ou, pour citer Paul DiMaggio et William Powell, d’un “isomorphisme institutionnel”. L’histoire raconte que ces deux chercheurs ont commencé à travailler sur cette théorie après avoir entendu le même jour des consultants de McKinsey vanter dans les mêmes termes les mérites de la structure multidivisionnelle aux dirigeants de deux entreprises différentes…

La prégnance du modèle était si forte qu’il semblait presque impossible à une organisation d’y échapper, ne serait-ce que pour une question de légitimité. Il a par exemple été conseillé à la chaîne de télévision publique WNET d’adopter ce modèle à la fin des années 1970. “Pourquoi WNET devrait-il ressembler à General Motors?”, a rétorqué un membre du conseil d’administration. “La chaîne aurait beau en avoir la structure, elle n’en aurait pas la stratégie. Ce serait inapproprié et inefficace.” Les consultants ont reconnu que ces arguments étaient justes, mais que les annonceurs risquaient de se détourner de WNET si la chaîne n’adoptait pas le modèle dominant. Cela témoignerait, à leurs yeux, d’une inefficacité. Il fallait que WNET ressemble aux autres entreprises, qu’importe sa stratégie et qu’importe si son organisation y répondait.

La théorie s’invite
On comptait aux Etats-Unis, dans les années 1960, trois grands cabinets de conseil: McKinsey, Booz Allen Hamilton et Cresap, McCormick & Paget – ce dernier ayant été racheté par Citibank. Leur activité était florissante. En 1960, Booz Allen Hamilton a par exemple produit 1000 rapports pour 500 clients et affiché un chiffre d’affaires de 12 millions de dollars, avec 300 salariés. Au début des années 1970, la situation a changé. La crise économique a frappé. Le modèle dominant ayant été disséminé dans la majorité des entreprises, les consultants ont commencé à être moins sollicités. L’idée qui avait fait leur succès était parvenue à épuisement. Il fallait trouver autre chose, vendre un produit nouveau. Celui-ci est provenu non pas des trois grands cabinets mais d’un outsider, The Boston Consulting Group.

Autant les consultants de McKinsey étaient avides de théorie, autant ils n’en étaient pas producteurs. De leur propre aveu, ils utilisaient la Harvard Business Review essentiellement comme un outil de propagande commerciale. The Boston Consulting Group, au contraire, a su élaborer des théories et en faire de véritables produits. Les chercheurs comme Michael Porter ont suivi le mouvement, multipliant les travaux pour étayer ou réfuter les arguments vendus par ces consultants. Le Boston Consulting Group est devenu célèbre grâce à deux propositions théoriques qui ont renouvelé l’approche de la stratégie: la courbe d’expérience et la matrice BCG. Ce cadre d’analyse vise à aider les entreprises à mieux allouer leurs ressources au sein de leur portefeuille d’activités.

La légitimité du Boston Consulting Group est notamment venue de la qualité de ses recrutements. L’expansion de l’activité de conseil en Europe a aussi joué un rôle important de légitimation de l’activité de conseil, et plus particulièrement de certains cabinets. Jusqu’au milieu des années 1960, une entreprise n’aurait jamais avoué qu’elle faisait appel à un consultant, de peur de signifier qu’elle rencontrait des problèmes. Les consultants ne communiquaient pas le nom de leurs clients. Ce sont les entreprises européennes qui ont commencé à annoncer publiquement qu’elles s’attachaient les services de consultants américains, car cela les faisait gagner en légitimité. Cette transparence a même surpris McKinsey, qui n’était pas habitué à tant de publicité! La légitimation est donc venue d’un autre contexte, d’une autre culture qui était elle-même en quête de légitimité.

L’influence du Boston Consulting Group s’est particulièrement affirmée lorsque le gouvernement britannique lui a commandé, en 1975, une étude sur le devenir de l’industrie de la moto au Royaume-Uni. Les constructeurs nationaux voyaient en effet leurs ventes s’effondrer, principalement au profit de Honda qui étendait sa mainmise sur le marché américain. L’analyse du Boston Consulting Group n’a fait que confirmer la décision qu’avait déjà prise le gouvernement de mettre fin à cette industrie déclinante. Une double question de légitimité s’est jouée là, d’une part celle du gouvernement britannique qui voulait trouver un appui à sa décision, d’autre part celle du consultant qui voulait afficher au Royaume-Uni des clients aussi prestigieux que le faisait McKinsey avec la BBC, Post Office, British Rail et Bank of England.

Les autres consultants ont réagi en mettant eux aussi de nouvelles idées sur le marché. Citons par exemple le modèle 7S exposé en 1982 par deux consultants de McKinsey dans leur ouvrage In Search of Excellence (1982), qui promeut la culture d’entreprise comme un levier essentiel de l’avantage compétitif.

L’émergence d’une fonction de légitimation
Les consultants remplissent deux fonctions principales, apporter des idées et de la légitimité. Ce n’est pas une dimension propre au conseil en stratégie. On retrouve ces deux dimensions dans le domaine comptable: le savoir est apporté via le contrôle de gestion et la légitimité via l’audit financier. Dans le conseil, le savoir est transmis par les bonnes pratiques et la légitimité par l’audit de management. On raille souvent les consultants au motif qu’ils vendent à l’entreprise ce qu’elle sait déjà. Or, il n’y a pas plus de raison de se moquer des consultants que des auditeurs financiers: tous contribuent à une légitimation qui a son importance.

L’histoire du conseil en stratégie est étroitement liée à la façon dont a été appréhendée, au fil du temps, la responsabilité des dirigeants d’entreprises. Dans les années 1930, les consultants œuvraient aussi dans la finance, jusqu’à ce qu’une loi interdise à une même entreprise d’apporter simultanément du conseil et des services financiers. Les banquiers, craignant alors de devoir endosser de nouvelles responsabilités pour leurs décisions, ont eu besoin de recourir à des tiers pour effectuer non seulement des audits comptables, mais aussi des audits de management. Ils devaient s’assurer que les entreprises dans lesquelles ils comptaient investir étaient bien gérées. A la même époque sont apparues des assurances de la responsabilité du dirigeant qui remplissaient une fonction similaire à celle des audits de management, avec toutefois davantage de sécurité contre les risques judiciaires. Les dirigeants ont préféré cette solution.

Un tournant est survenu dans les années 1980 quand une série d’actions en justice a ébranlé la responsabilité des dirigeants aux États-Unis. Les assurances sont devenues presque inabordables. Par conséquent, les entreprises ont eu de nouveau recours aux audits de management afin d’apporter de la légitimité aux décisions de leurs dirigeants.

L’essor du consultant
A l’origine, les cabinets comme McKinsey ou Arthur Andersen ne recrutaient pas d’employés très diplômés. McKinsey en particulier recherchait des personnes issues du monde de l’industrie. Après la mort du fondateur James McKinsey, l’un de ses collaborateurs diplômé en droit et en commerce à l’université de Harvard, Marvin Bower, a pris la tête de l’entreprise. C’est lui qui a commencé à exploiter le vivier des diplômés. Encore fallait-il qu’il existe une voie institutionnelle susceptible de fournir suffisamment de collaborateurs bien formés. Dans ce contexte, les cabinets de conseil et les écoles de commerce ont suivi une coévolution. Il a néanmoins fallu un certain temps pour que les cabinets recrutent au-delà de Harvard, dans les universités de Columbia, Chicago ou Stanford.

Ils se sont ensuite tournés vers les écoles de commerce européennes pour y trouver des collaborateurs nationaux. Aujourd’hui, la majorité des étudiants en MBA se destinent au conseil ou à la finance.

En cinquante ans, les consultants ont réussi à créer un métier et à imposer un marché considérable qui draine les plus diplômés. Pour un jeune professionnel, le conseil peut être passionnant: cela permet d’aller d’entreprise en entreprise, de découvrir des environnements très différents. Les étudiants sont attirés par ces métiers qui reproduisent grandeur nature un exercice qu’ils ont pratiqué à l’université, les études de cas, et qu’ils ont le sentiment de maîtriser: lire un dossier, comprendre une organisation, résoudre un problème, passer à une autre entreprise… On constate d’ailleurs que les étudiants issus d’universités où la pratique des études de cas est limitée sont moins attirés par le conseil que les autres.

Qu’enseigneraient les professeurs en stratégie d’entreprise si les consultants n’existaient pas? Sans les consultants, la discipline n’existerait tout simplement pas! Ce sont eux qui l’ont créée. Les praticiens ont développé la discipline et se sont attachés à en faire un savoir qui puisse être enseigné. Les chercheurs ont produit des connaissances dans le domaine de la stratégie, mais n’en sont pas à l’origine. Cela dit, avant même les consultants, les journalistes ont été les premiers à travailler les questions de stratégie d’entreprise. Peter Drucker par exemple a été largement assisté par des journalistes. Comment définir cette discipline ? Enseigner la stratégie, c’est apprendre à analyser et à comprendre un environnement, à construire un projet raisonnable fondé sur les atouts de l’entreprise et à connecter ce projet avec l’organisation. Pour y parvenir on peut recourir à des modèles issus d’horizons variés et à diverses disciplines: sociologie, économie, psychologie…

La stratégie n’atteindra probablement jamais la complexité du droit ou de la médecine. Du reste, elle n’y prétend pas. Les consultants ne se réfèrent pas à un savoir académique; ils tirent des conclusions de leurs observations et les transfèrent d’organisation en organisation. C’est avant tout un savoir empirique.

Le séminaire dont est issu ce texte était organisé en collaboration avec la Maison des sciences de l’homme et la chaire Management multiculturel et performances de l’entreprise (Renault-Ecole Polytechnique-HEC).

Ce contenu est issu de ParisTech Review où il a été publié à l’origine sous le titre " Petite histoire du conseil en stratégie ".
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Vendredi 10 Février 2012




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