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Une réalité qui dérange

En réponse à une question récente du parlementaire Lucien Thiel, ancien président de l’Association Banques et Banquiers Luxembourg et toujours conseiller et chargé de mission auprès du conseil d’administration, le ministre Luc Frieden a précisé qu’il voulait faire connaître la réalité de la place luxembourgeoise. Le même Luc Frieden avait affirmé, en réaction au rapport Montebourg-Peillon il y a quelques années, que Luxembourg n’est pas un paradis fiscal, bancaire ou judicaire, fustigeant un travail peu sérieux et basé sur des affirmations non vérifiées sur le terrain ».


Jérôme Turquey
Jérôme Turquey
Il est vrai que le FMI a donné un satisfecit sur le cadre normatif de la place au regard des recommandations du GAFI, que le secteur financier et les autorités politiques communiquent. De même, le Luxembourg bénéficie d'une image pas trop négative auprès de ceux qui luttent contre les paradis fiscaux bien qu'identifié comme paradis fiscal.
Or, comme le dit Christian Maréchal, derrière la façade d'honorabilité, s'il y a un autre monde, il est difficile de faire coexister constamment et complètement les deux mondes. A un moment, une erreur se produit, quelque chose n'est plus compatible.
Ainsi, le déni des problèmes et la croyance en l'autorégulation sur une petite place où tout le monde se connaît et où chacun est informé de ce que fait l'autre, telle qu'exprimée au GRECO ou à l'OCDE conduisent-ils à l'autosatisfaction et l'inaction face à des faits de mauvaises pratiques de management et gouvernance, qui sont banalisées et se voient dans les sources officielles , multipliant les risques d'implication du pays dans des affaires internationales.

Il convient maintenant de mettre les constats en perspective pour dévoiler la réalité de la place au delà du clivage opposant d'un côté les professionnels et politiques luxembourgeois qui dénient les problèmes et formulent l'accusation de ragots et polémiques dès que l'on aborde les dysfonctionnements de la place, et de l'autre, les détracteurs du Luxembourg, qui dénient ce qui se fait de bien : In medio stat virtus.

De manière exceptionnelle, à l'observation du fonctionnement des institutions du pays, les trois éléments constitutifs de la « fraude » (pression/motivation, opportunité et rationalisation) « ruissèlent en surface » dans l'indifférence générale, ce qui est d'autant moins acceptable que la place est petite (environ 2500 km2) et pourrait contrôler effectivement ce qui se passe.

La pression/motivation pour frauder est vérifiée sur le terrain

Le critère de la pression/motivation pour frauder sur la place qui est petite et où tout le monde se connaît et où chacun est informé de ce que fait l'autre apparaît sur le terrain à la lecture de l'avis ABBL/Chambre de Commerce sur le projet de loi de transposition de la deuxième directive européenne : « La Chambre de Commerce tient à faire remarquer à cet égard que les remarques et commentaires critiques qui suivent se veulent constructifs, afin que les buts nobles de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, favorisant une image sereine de la place financière, se conjuguent avec les intérêts économiques du pays et les objectifs commerciaux des professionnels concernés.»
On notera la sémantique réservée et distante (les « buts nobles ») par opposition à une sémantique plus volontariste du type « la nécessité impérieuse », qui traduirait une véritable adhésion à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.
La pression/motivation apparaît surtout avec la primauté donnée aux intérêts économiques du pays et aux objectifs commerciaux des professionnels concernés. Cela n'a pas échappé au Parquet qui dans son avis a observé que « dans un contexte de pénalisation croissante, il n'est guère tolérable que des professionnels se trouvant en présence d'une infraction commise où en train de se commettre, ferment les yeux et continuent de rechercher ce qu'ils qualifient leurs 'objectifs commerciaux'. »
De manière plus générale, la communication se fait sur la croissance de la place et ses services, en éludant ce qui est concret contre la criminalité économique, dont ne vont pas parler les détracteurs du pays. Comme élément positif irréfutable et concret on peut retenir :
- Le traitement du cas Jurado : jugé, condamné, emprisonné puis extradé aux USA au début des années 1990. Le nom est cité 2 fois par le rapport Montebourg-Peillon sans donner le crédit au Luxembourg pour le travail fait. Mais le cas, traité de manière exemplaire, n'est pas mis en avant par les professionnels du secteur financier qui auraient notamment pu pourtant ainsi prouver la partialité du rapport Montebourg-Peillon lors de sa sortie.
- Le Fonds de Lutte contre le trafic des stupéfiants : il est un gros contributeur pour le financement de l'Office des Nations Unies contre les Drogues et le Crime. L'existence de ce fonds et l'engagement concret du pays dans la lutte internationale contre la drogue, salués par le directeur exécutif du Programme des Nations Unies pour le contrôle international des drogues, n'est pas prise en considération par le rapport Montebourg-Peillon. Le rapport 2005 a certes été présenté le 6 octobre 2006 en Conseil de Gouvernement mais les professionnels du secteur ne communiquent pas sur le travail exemplaire de ce fonds.
Il s'ensuit que le critère de pression/motivation pour frauder se vérifie dans la culture des professionnels qui veulent atteindre leurs objectifs commerciaux et ne communiquent malheureusement pas assez fermement et concrètement sur les éléments allant dans le sens du rejet de la criminalité économique, ne dissuadant pas vraiment les criminels de venir. Qu'en est-il du critère d'opportunité ?

L'opportunité pour frauder est vérifiée sur le terrain

Le critère opportunité pour frauder sur la place qui est petite et où tout le monde se connaît et où chacun est informé de ce que fait l'autre , se vérifie sur le terrain : on peut démontrer d'une part un laxisme et une permissivité propices à la fraude, d'autre part les normes.
Les normes peuvent donner l'opportunité de frauder :
- Les principes de gouvernance de la Bourse de Luxembourg publié en avril 2006 sont issus d'un travail avec des professionnels et universitaires de la place. Ils rendent facultative l'intégrité des comptes, seules des « règles rigoureuses » étant obligatoires, ce qui ne préjuge pas de l'intégrité.
- La loi du 10 août 1915 sur les sociétés commerciales permet à un « commissaire » de S.A. d'être salarié des administrateurs et actionnaires, ce qui est contraire à l'indépendance. On trouve ainsi trace dans le Mémorial C d'un commissaire d'une SA qui s'avère comptable d'une autre SA avec les mêmes personnes physiques composant les administrateurs et actionnaires dans les deux SA. On trouve trace dans les jugements de droit du travail, d'un constat du tribunal que la déclaration du comptable en question doit être prise avec une certaine suspicion au vu de ces relations privilégiées qu'il entretient avec les principaux actionnaires de la société.
- un jugement rendu par le tribunal d'arrondissement de Luxembourg siégeant en matière correctionnelle en octobre 2006 a acquitté un avocat néerlandais de l'infraction de tentative de blanchiment d'argent du produit de trafic de stupéfiants pour des raisons de pur droit .

Le laxisme et la permissivité peuvent être retracés par plusieurs faits sur le terrain qui sont loin d'être exhaustifs :
- des dirigeants impliqués dans une faillite frauduleuse peuvent continuer à créer des sociétés.
- des fiduciaires peuvent faire l'apologie de la fraude au grand jour : Par exemple, on peut lire sur un site internet de fiduciaire que « l'abus de bien social et la fraude fiscale sont inexistants dans la loi luxembourgeoise », que « La constitution d'une société anonyme au Luxembourg permet de garantir l'anonymat et toute absence de relation officielle entre la société de droit luxembourgeois et la société française » ou encore qu'« il appartient à tout internaute d'obtenir de son propre chef, un avis éclairé de la part d'un praticien du droit et de la fiscalité, afin de valider la conformité de sa démarche avec la législation de son pays de résidence ». En d'autres termes ladite fiduciaire ne vérifie rien.
- des collaborateurs non conformes au discours d'expérience professionnelle et d'honorabilité sont sciemment recrutés : le parcours professionnel d'un ex directeur financier d'un « big four » de la place restés deux ans à cette fonction chez le big four en donne une démonstration flagrante pour ne pas dire caricaturale : un jugement de Cour d'appel en date du 12 octobre 2006 opposant une société ayant interjeté appel à son ex directeur financier qu'elle avait licencié en 2003 apprend que « les irrégularités établies et retenues à charge de l'intimé, responsable du département chargé de gérer les finances de l'employeur, sont, telles que retenues ci-dessus, de nature à rompre définitivement les relations de confiance indispensables entre employeur et un employé chargé de gérer les finances d'une société, poste à haute responsabilité » et réforme le jugement de premier ressort déclarant le licenciement régulier et déboutant le salarié de ses prétentions indemnitaires. Si le manque de compétence n'a pas été prouvé par la Société y compris en appel, il s'avère pourtant que ce directeur financier avait fait un usage abusif du titre d'expert-comptable dans le Mémorial C en 2002 , mais n'avait pas été limogé alors par la Société malgré ce manque flagrant de compétence pour un collaborateur d'une fonction comptable . La Société, dont les administrateurs n'ont pas changé , communiquait en 2002 au temps du directeur financier que « the system of values by which our company lives is simple : build trust » et ses équipes sont « accurate and efficient » mais aussi « highly qualified » ; elle communique depuis plusieurs mois que « Integrity defines our business, our company, our people, the information we process and the words we use. Our Professionalism is at work every day striving for excellence to exceed your expectations » . L'usage abusif du titre d'expert comptable est d'autant plus inacceptable que d'autres actes du Mémorial C/RCS apprennent qu'il avait été auparavant directeur financier d'un Big Four de 1999 à 2001 société d'experts-comptables et de réviseurs, qui s'avère en outre le Big Four d'où est issu le président de l'IRE (Institut des Réviseurs d'Entreprises) au temps du directeur financier chez le big four. Ce cabinet déclarait au seuil de 2002 que « c'est le rôle de chacun - dirigeants des banques, prestataires de services, autorité de surveillance - de jouer leur rôle de gardien du temple de la respectabilité de la Place. Nous devons être très vigilants sur le respect des règles et de nos responsabilités » . Il s'avère en 2007 que le directeur financier, qui a porté lui même son cas sur la place publique en décidant d'ester au tribunal après son licenciement a retrouvé sans difficulté des postes à responsabilité dans des sociétés du secteur financier luxembourgeois (controller chez un Professionnel du Secteur Financier de 2003 à 2006, responsable du recrutement des juristes d'un grand cabinet d'avocats d'affaires à partir de courant 2006) toutes deux membres de l'Association Luxembourgeoise des Fonds d'Investissement , confirmant de manière remarquable le constat du Directeur Général de la CSSF en 2004 et montrant toute son acuité encore aujourd'hui. Si, sur la petite place où tout le monde effectivement se connaît, le système s'autorégulait vraiment, le Big Four 1, qui est membre de l'Association Luxembourgeoise des Fonds d'Investissement et de l'Association Banques et Banquiers Luxembourg, et dont la direction en fonction au temps du directeur financier déclarait début 2002 que « des firmes comme la notre constituent un vivier de personnel expérimenté » n'aurait sans doute pas gardé deux ans ce collaborateur, et sa direction ne se serait certainement pas affichée en 2006 avec la direction de la Société qui a fait porter sur la place publique le problème de savoir, savoir faire et savoir être du directeur financier ne cadrant pas avec l'éthique affichée du cabinet et de la place. Elle n'aurait sans doute pas non plus accepté de faire partie d'IMS - Institut pour le Mouvement sociétal - Luxembourg aux cotés de la société, ce qui n'est pas compatible avec le référentiel sociétal d'IMS Entreprendre . Il y a une normalisation du mauvais management et de la mauvaise gouvernance qui est pour le moins inquiétante car il n'y a aucun sentiment de culpabilité du directeur financier qui a décidé d'ester en justice malgré des fautes avérées, ni de l'environnement qui a banalisé des faits non compatibles avec les critères d'expérience professionnelle et d'honorabilité malgré leur caractère public ou officiel : il existe ainsi des liens indéniables dérangeants entre la Société et le Big Four 1, qui n'a pas pris ses distances . L'on comprend dès lors mieux ce que disait avec pertinence le rapport du GRECO en 2004 qui est malheureusement corroboré.
- le Président de l'IRE, qui a tant fait ces dernières années pour renforcer la crédibilité de la profession et notamment son indépendance, a fragilisé son indépendance en participant sur le principe à un Conseil d'Administration associatif avec des entreprises auditées dont il pourrait potentiellement avoir à connaître dans le cadre d'un contrôle qualité impliquant leur réviseur d'autant qu'il a un rôle discrétionnaire en matière disciplinaire.
- le blanchiment est relatif au Luxembourg aux yeux des professionnels .
Il s'ensuit que le critère d'opportunité pour frauder se vérifie dans la pratique des affaires au Luxembourg. Reste un dernier critère à observer, la rationalisation.

La rationalisation pour frauder est vérifiée sur le terrain

Le critère de rationalisation pour frauder sur la place qui est petite et où tout le monde se connaît et où chacun est informé de ce que fait l'autre , est également vérifié sur le terrain, à la lecture de l'avis ABBL/Chambre de Commerce précité, qui observe que « des infractions comme le faux, l'usage de faux, le faux bilan, l'usage de faux bilan ou encore l'abus de biens sociaux devraient disparaître du texte. Ce sont là des infractions à connotation financière qui sont mêlées au blanchiment à la seule fin d'appliquer à ces infractions vagues des pouvoirs d'exception ». L'énumération des infractions qualifiées de « vagues » apparaît à huit reprises dans l'avis, ce qui traduit que cette perspective a dérangé les professionnels qui n'ont pas de sentiment de culpabilité. Au contraire la fraude semble être partie intégrante de la culture des professionnels luxembourgeois : elle est même tellement ancrée dans les mœurs que les représentants sont allés en quelque sorte jusqu'à revendiquer officiellement un « droit de frauder » au nom des droits de l'homme, ce qui est sans doute une première dans le monde.
La rationalisation apparaît aussi au souhait de préserver l'honorabilité y compris des personnes manquant d'intégrité. L'avis ABBL/Chambre de Commerce considère que : «toute inculpation – que ce soit pour des employés ou pour les dirigeants au sens de l'article 7 de la loi sur le secteur financier – constitue pour les concernés une mort professionnelle certaine. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, dès aujourd'hui, des ordonnances de paiement pour violation des obligations professionnelles restent incontestées par les professionnels du secteur financier. L'Etat de droit n'existe plus que pour la forme ». C'est le principe même de l'inculpation qu'elle soit justifiée ou non (« toute inculpation ») qui est dénié au nom de la réputation. L'avis aurait du préciser « à tort », ce qui aurait été légitime.
La rationalisation apparaît enfin au souhait de voir fermer les yeux sur les infractions au nom de la réputation. L'avis ABBL/Chambre de Commerce précise que : « l'évolution néfaste est dans l'air du temps, puisque les initiatives judiciaires de nos voisins ont une nette tendance à se concentrer sur le blanchiment de ce genre d'infractions équivoques . Mais ce n'est pas une raison pour les imiter dans cette voie qui a assez nuit à la place financière dans différentes affaires particulières ». Le Parquet a réagi en relevant « il ne peut non seulement paraître injurieux, mais aussi contraire aux intérêts bien compris de ses membres, que la Chambre de Commerce paraît implicitement reprocher à la Cellule de renseignement financier du Parquet de ne pas fermer les yeux sur certains cas manifestes de dysfonctionnement. ».
Il s'ensuit que le critère de rationalisation pour frauder se vérifie dans la culture des professionnels luxembourgeois qui ont été rappelés à l'ordre par le Parquet lui-même. L'état d'esprit officiel du management dans un monde des affaires entaché par les scandales du début des années 2000 (Enron, Parmalat, Worldcom…) pose un problème majeur pour les auditeurs externes qui ont un contrat commercial à enjeu financier parfois important, et pour les auditeurs internes ou les compliance officers (déontologues) qui ont un lien de subordination. Les mécanismes de contrôle des sociétés dans le pays ne présentent pas toutes les garanties d'efficacité d'autant qu'il n'y a aucun désaveu des associations de professionnels chargés du contrôle et de la régulation sur les faits publics et officiels de mauvais management et mauvaise gouvernance qui gangrènent la réputation de la place. Il est d'ailleurs remarquable que les organisations (Institut des Réviseurs d'Entreprise, Association Luxembourgeoise des Compliance Officers, Institut des Auditeurs-Conseils Internes…) restent silencieuses devant les dysfonctionnements.

En conclusion, en l'état actuel des choses, la petite place ou tout le monde se connaît et qui s'autorégule est un mythe dangereux, car le Luxembourg, par le fonctionnement de son « système », est malheureusement un catalyseur pour les fraudes et le blanchiment, et s'en trouve pavé de pierres d'achoppement pour la réputation : ce sont les dysfonctionnements banalisés qui créent les conditions d'implications internationales récurrentes.
Les décideurs luxembourgeois tiennent un discours qui n'est pas tenable à l'examen des sources publiques et officielles, avec la circonstance aggravante que le pays est une petite place où la négligence, le mauvais management et la mauvaise gouvernance sont banalisés : la promiscuité et les enjeux d'affaires annihilent tout esprit critique et toute réaction y compris face à des situations flagrantes non compatibles avec les discours éthiques, sous peine d'exclusion du « système » : on démontre ainsi l'observation du GRECO, doutant de l'autorégulation, selon qui chacun sachant que l'autre peut être convaincu d'indélicatesse(s) pourrait se réfugier dans un silence complice.
Pour autant ce centre financier ne mérite sans doute pas l'indignité par rapport aux autres places , qui ne sont pas forcément plus éthiques, même s'il est, par la petite taille rendant les dysfonctionnements plus visibles, symptomatique des limites des évaluations favorables internationales qui semblent en décalage substantiel avec la réalité, à moins de considérer que le discours de lutte contre le blanchiment, la fraude et la corruption n'engage que ceux qui y croient, c'est-à-dire personne chez les professionnels.

Jérôme Turquey
Auditeur-conseil indépendant en éthique des affaires et risque de réputation
Chargé de cours en Master de Sciences criminelles sur les paradis financiers


Une réalité qui dérange
En savoir plus : [ethiquedesplaces.blogspirit.com]url:http://ethiquedesplaces.blogspirit.com


Mardi 3 Juillet 2007



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