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Les citrons d’Akerlof, ou comment raisonnent les économistes

Par Itzhak Gilboa / Professeur d'économie et de sciences de la décision à HEC Paris (Chaire AXA pour les sciences de la décision) / 3 décembre 2012.


Les citrons d’Akerlof, ou comment raisonnent les économistes
On s'interroge souvent sur le caractère scientifique de l’économie. Alors que cette discipline utilise des modèles mathématiques très sophistiqués, leur capacité prédictive laisse beaucoup à désirer. Les économistes, pour autant, tiennent à leurs modèles. Mais à quoi servent-ils, précisément ? La réponse à cette question met en évidence l'importance du raisonnement analogique, et par extension de la rhétorique, dans une discipline qui a au fil du temps développé son propre style scientifique.

Depuis 2008, l’économie a fait l’objet d’attaques particulièrement graves, avec notamment une sévère mise en question de son caractère scientifique.

La science économique sous le feu des critiques

Certaines de ces attaques ne sont pas nouvelles. Par exemple, les penseurs post-modernes ont pointé depuis plusieurs décennies l’arrière-plan idéologique de la discipline, trop souvent minimisé ou ignoré par ceux qui la pratiquent. Aucune science ne peut prétendre à une parfaite objectivité et surtout pas les sciences sociales. Un scientifique tentant de décrire la réalité à travers le filtre d’une théorie part implicitement d’un certain point de vue sur le monde : même le langage qu’il utilise détermine sa façon de penser et de saisir la réalité. Plus simplement, il est inévitable que l’éducation et l’inscription dans une société particulière conditionnent les représentations, mais aussi déterminent des intérêts et des alliances qui auront une incidence sur la vision du monde. Le monde académique n’y échappe pas. Dans ces conditions, les économistes prétendraient à une objectivité qui est hors de leur portée.

Cet argument n’est guère contestable. Quelques efforts que l’on puisse faire pour se montrer objectif et honnête, on ne peut éviter de porter un point de vue biaisé sur le monde. De surcroît, quand une personne attend des bénéfices (carrière, reconnaissance) d’un système social donné, elle ne sera guère encline à remettre en question les présupposés scientifiques sur lesquels s’organise cet ordre social. Cependant, il ne faudrait pas confondre ici le descriptif avec le normatif, c’est-à-dire une description de la réalité avec une description de nos objectifs. Par exemple, on peut penser que la faim, les guerres et les maladies sont peu susceptibles d’être éradiquées, sans pour autant s’abandonner au fatalisme. De la même façon, ce n’est pas parce qu’on n’a aucune chance d’être parfaitement objectif qu’il ne faut pas essayer de l’être.

Un autre argument pointe les faibles capacités prédictives de la science économique. Elle échoue souvent, par exemple, à fournir des prévisions chiffrées. Malgré la sophistication des outils mathématiques qu’elle utilise, elle n’est pas considérée comme une science exacte. On peut alors être tenté de se demander si toutes ces mathématiques sont vraiment nécessaires. Pourquoi les économistes se soucient-ils tant de la rigueur de leurs démonstrations, si leurs prédictions sont si mauvaises ?

Là encore, c’est un argument sérieux. Néanmoins, il faut souligner que d’une manière générale, les sciences réussissent beaucoup mieux à prédire des phénomènes qui peuvent être isolés et observés à plusieurs reprises, qu’à prédire des phénomènes globaux qui ne peuvent pas être isolés pour une analyse théorique ou pour des études expérimentales. Prenons l’exemple de la physique, qui est considérée comme une science dure. On considère aujourd’hui que les physiciens ont compris les équations de base qui régissent la météorologie, ainsi que la sismologie. Mais nous ne pouvons toujours pas prédire avec certitude les tremblements de terre, et nous ne pouvons pas davantage prévoir le temps plus de quelques jours à l’avance. Les systèmes observés sont beaucoup trop complexes pour procéder à une simulation ou une prédiction crédibles, et certaines données que nous ne pouvons pas mesurer au moment de l’observation peuvent avoir des effets très importants dans un proche avenir, de sorte que la prédiction est sérieusement entravée.

Par rapport à la météorologie et à la sismologie, l’économie souffre de deux problèmes supplémentaires. Tout d’abord, la discipline n’a pas encore identifié toutes les forces fondamentales qui sont à l’œuvre. Dit autrement, nous n’avons pas en économie l’équivalent de la mécanique des fluides. Deuxièmement, nous avons affaire à un système répondant à la théorie qui tente de le décrire. Imaginons par exemple que nous disposions d’une théorie très précise qui puisse prédire le comportement des marchés financiers, et qu’elle prévoie un krach boursier dans deux jours ; quelle que soit sa précision, cette théorie serait auto-réfutante : car les acteurs du marché tiendraient compte de cette prédiction, et l’accident surviendrait probablement un jour plus tôt – ou jamais. Ainsi, il est conceptuellement plus simple de modéliser un système qui ne répond pas à ses propres prédictions (comme la météo) qu’un système qui le fait (comme le marché boursier).

Tout cela étant dit, il convient également de mentionner qu’en économie comme ailleurs, les prévisions sont meilleures quand on peut isoler un sous-système, et l’analyser en utilisant à la fois la théorie, des simulations et des expériences. Or c’est rarement le cas.

Une autre source de préoccupation, quand on interroge le caractère scientifique de l’économie, c’est que ses prémisses sont considérées comme fausses. En effet, pratiquement toutes ses hypothèses sur le comportement des individuel ont été démontées par des expériences psychologiques, notamment dans le cadre du projet pour lequel Daniel Kahneman et Amos Tversky ont reçu le prix Nobel. Pourquoi, dans ces conditions, continuer à s’appuyer sur des hypothèses erronées ? On a beau jeu, en effet, de s’étonner que les prédictions soient erronées, si les hypothèses sont fausses.

C’est cette question que je voudrais aborder ici. Que peut-on apprendre d’hypothèses dont on sait d’avance qu’elles sont fausses ? Quel est le rôle des modèles en économie, et peuvent-ils être utiles, même s’ils sont fondés sur de fausses hypothèses ? Ces questions sont traitées dans un working paper récemment rédigé avec mes collègues Andrew Postlewaite, Larry Samuelson et David Schmeidler : « Economic Models as Analogies » et dont je voudrais ici résumer les grandes lignes. En commençant, pour répondre aux questions ambitieuses esquissées plus haut, par poser une question plus ambitieuse encore.

Comment raisonnons-nous ?

Il existe principalement deux modes de raisonnement, qui ont été identifié depuis longtemps et sont bien documentés dans la littérature scientifique. Le premier est le raisonnement par analogie, dont ont parlé des philosophes comme Aristote et Hume. La littérature spécialisée parle aujourd’hui de « raisonnement par cas » (case-based reasoning). Ce premier mode de raisonnement suggère que, si un cas est semblable à l’autre, ils produiront des résultats similaires. C’est un type de raisonnement très simple, qui a été utilisé depuis des millénaires, bien avant qu’il ne soit identifié formellement.

Le second mode de raisonnement est fondé sur des règles. Il consiste à tirer d’un certain ensemble de données des règles générales – des théories – à partir desquelles on pourra prédire de nouveaux cas. La partie déductive de ce processus a été formalisée par les Grecs de l’Antiquité. Ce type de raisonnement est considéré comme le moyen standard d’effectuer des enquêtes scientifiques : les chercheurs sont censés arriver à des règles générales, et pour éprouver leur solidité ils doivent les tester, les affiner par la réfutation, et ainsi produire des théories de plus en plus précises, au pouvoir prédictif toujours plus grand.

La psychologie reconnaît ces deux types de raisonnement, et les chercheurs cherchent à comprendre comment et quand nous avons recours à l’un ou à l’autre, ou encore quel genre d’erreur nous avons tendance à commettre lorsque nous les utilisons, etc.

Loin du domaine de la psychologie, le domaine des statistiques offre un bon exemple de coexistence des deux méthodes. L’un des enjeux de ce domaine de recherche est de déterminer la meilleure façon de tirer des conclusions à partir d’un ensemble de données.

Avec les statistiques standard que nous étudions à l’école, et, en particulier, avec l’inférence statistique paramétrique, nous supposons l’existence d’une règle générale ou d’une distribution qui régit le processus que nous observons. La question est alors de comprendre cette distribution, au moyen de ce que l’on nomme l’inférence statistique : une observation intelligente des données observées, qui permet de deviner les règles qui régissent leur distribution. La connaissance, ou la supposition éclairée, de cette distribution est censée nous aider à faire des prédictions sur les observations futures. Cependant, il arrive que les statisticiens n’essaient de deviner la règle générale, mais se contentent simplement d’utiliser des observations passées pour faire des prédictions, sans se référer à une règle. C’est notamment le cas avec les statistiques non paramétriques, qui sont utilisées par exemple dans l’intelligence artificielle, et plus précisément le machine learning. Fondamentalement, ces méthodes sont basées sur des analogies. Par exemple, la méthode des « plus proches voisins » prend les cas passés qui ressemblent le plus à celui que l’on étudie et tente de prédire des résultats à partir des observations passées.

En un sens, il s’agit d’une approche beaucoup plus modeste, d’un point de vue épistémologique : les scientifiques qui l’utilisent n’ont pas la prétention de comprendre parfaitement les processus de génération de données. Ils restent agnostiques, en quelque sorte, sur la règle générale qui est en jeu, et se contentent modestement d’une tentative de prédiction.

Ainsi, aussi bien du côté de la psychologie, qui essaie de documenter la façon dont pensent les gens, et des statistiques, qui visent à déterminer la bonne façon de construire une connaissance à partir d’un ensemble de données, le raisonnement analogique voisine avec le raisonnement théorique. Certes, le modèle standard du raisonnement scientifique, formalisé par Popper dans sa fameuse Logique de la découverte scientifique, est généralement considéré comme logique et fondé sur des règles : on essaie d’élaborer des théories, on les teste, et si cela ne marche pas on tente de les corriger. Mais on peut aussi envisager l’autre face de la science, sa face analogique. Certains raisonnements scientifiques peuvent ainsi être considérés comme « case-based », et donc analogiques. Il se trouve qu’une grande partie de la théorie économique moderne relève de ce type de démarche.

Les citrons d’Akerlof ou la puissance des analogies

Prenons un exemple, avec un article très célèbre chez les économistes, « The Market for Lemons : Quality Uncertainty and the Market Mechanism », publié en 1970 par George Akerlof.

Un « citron », en argot américain, c’est une voiture dont on découvre les défauts après l’avoir achetée. Dans le marché de l’occasion, le vendeur sait si sa voiture est un citron, mais l’acheteur l’ignore. On a donc une situation dans laquelle le vendeur en sait plus que l’acheteur. Akerlof a essayé de comprendre les effets de cette incertitude sur les marchés. Celui des voitures d’occasion est ici un exemple, voire une parabole. L’économiste conclut que dans ce marché, les propriétaires de voitures en très bon état ne les mettent pas en vente, parce que le prix que les acheteurs sont prêts à payer est trop faible. Les acheteurs ont leurs raisons : comme ils ne connaissent pas la qualité réelle du bien, ils ne sont prêts à payer que le prix d’un bien de qualité moyenne. Tant mieux pour ceux qui mettent en vente un bien de mauvaise qualité, mais cela ne fait pas l’affaire de ceux qui ont une voiture en très bon état. Ces vendeurs restent donc en dehors du marché, et la qualité moyenne de la marchandise offerte a donc tendance à baisser. A la limite, il ne reste plus dans ce marché que des « citrons ». Les mauvais objets chassent les bons.

Il s’agit d’un exemple très simple, et la légende dit que l’article a été rejeté quatre fois avant qu’une revue le publie, parce qu’il était trop simple. De fait, pour comprendre le raisonnement d’Akerlof, inutile d’examiner les données empiriques, pas besoin de suivre des démonstrations mathématiques compliquées, et encore moins de faire des expériences : on comprend immédiatement ce qu’il veut dire. Cette histoire est si simple, sa leçon si évidente, que non seulement les gens la comprennent, mais ils peuvent immédiatement imaginer d’autres exemples de problèmes similaires. On ne s’étonnera donc pas qu’Akerlof ait reçu le prix Nobel pour sa contribution à la compréhension de l’asymétrie d’information : avec cet article de quelques pages, il a radicalement changé notre façon de penser les marchés.

Mais comment qualifier ce modèle ? La vision classique de la science, celle de Popper par exemple, considérerait qu’Akerlof nous a dit quelque chose au sujet des marchés de voitures d’occasion, et pour confirmer sa théorie il faudrait la tester et tenter de la réfuter. Mais bien entendu, ce n’est pas parce qu’ils s’intéressait aux voitures d’occasion qu’Akerlof a reçu le prix Nobel. Et au demeurant, même si on devait un jour prouver que le marché des voitures d’occasion ne fonctionne pas de la façon dont il l’explique, cela ne changerait rien à l’affaire. L’histoire des citrons peut être considérée comme une illustration, une métaphore ou une parabole. On pourrait également parler d’un « cas théorique ».

De nombreux modèles économiques des trois dernières décennies, en particulier en microéconomie, peuvent être interprétés de cette façon. C’est une façon particulière d’envisager les problèmes sans nécessairement penser à leur application précise. Si nous voulions faire de la science à la Popper, nous devrions être en mesure de préciser quand et où chaque modèle s’applique, ce qui lui permet de s’appliquer, comment en juger, et ainsi de suite. Or c’est précisément ce qui fait défaut dans ces modèles. On pourrait donc dire que ce n’est pas la science ; au mieux, quelque chose comme une « pré-science ». Mais, quoi qu’il en soit, il s’agit d’une méthode de raisonnement que les économistes trouvent très efficace.

Lorsque nous nous engageons dans cette approche fondée sur des cas, et que nous ne précisons pas l’algorithme qui permet d’appliquer le modèle à un autre cas, nous laissons une partie du raisonnement à l’intelligence et à l’intuition du public. Quand je parle des citrons d’Akerlof à mes étudiants, je ne leur explique pas dans quelles conditions les marchés ne fonctionnent pas, ni quels sont les marchés similaires aux marchés de voitures d’occasion. L’enjeu, c’est simplement qu’ils doivent garder cet exemple en tête : lorsqu’ils traitent de problèmes de la vie réelle il leur faut se demander si le marché qu’ils examinent relève de l’histoire d’Akerlof ou ressemble davantage aux marchés efficients dont nous parlions au semestre précédent. Mais je m’en remets à eux, à leur intelligence, pour préciser quel modèle il vaut mieux adopter.

Dans cette approche, nous ne fournissons pas de prédictions ; nous ne sommes pas non plus engagés dans une logique de réfutation à la Popper, qui permettrait de préciser les conditions d’application du modèle. Nous fournissons seulement aux auditeurs des objets à considérer et des analogies à méditer.

Des modèles de rien ?

Adoptons à présent la perspective de la sociologie des sciences, en essayant de comprendre quelles particularités de l’économie, en tant que discipline académique, pourraient être liées à cette façon de procéder.

Tout d’abord, les économistes ne semblent pas s’inquiéter outre mesure lorsque leurs modèles sont réfutés, au contraire de leurs collègues d’autres disciplines, qui sont très ennuyés par les réfutations de leurs théories et cherchent donc, pour prévenir les réfutations, à préciser la portée de leurs modèles. Cette différence peut s’expliquer par les types de raisonnement mis en œuvre de part et d’autre.

Si un modèle vise à formuler une règle générale, son auteur n’a pas envie de le voir réfuter, et il cherchera donc à le tester de toutes les façons possibles, de façon à repérer et préciser ses limites. Si, en revanche, un modèle est un « cas théorique », il peut éclairer des cas réels, mais ces cas ne permettent pas de le réfuter. En conséquence, un économiste risque peu en suggérant que telle ou telle situation ressemble à son modèle.

Les économistes considèrent qu’ils apprennent beaucoup de ces modèles que certains considèrent comme des «modèles de rien ». Dans les autres disciplines, on accorderait peu de valeur à des modèles trop abstraits et trop idéaux pour permettre une description précise de la réalité concrète. Pourtant, les économistes sont heureux de produire ces modèles, et ils vraiment l’impression qu’ils comprennent mieux le monde grâce à eux. C’est que, grâce à ces modèles, ils s’estiment mieux outillés pour comprendre le prochain problème qui va se présenter. Cela leur permet, en quelque sorte, d’enrichir leur boîte à outils, même si les outils en question ne produisent pas des prédictions d’une manière algorithmique.

J’évoquais plus haut la critique selon laquelle toutes les hypothèses de l’économie sont erronées. Le modèle de raisonnement privilégié par les économistes pourrait expliquer que cela ne leur pose pas vraiment de problème. Voyant leurs modèles comme des cas théoriques qui ne peuvent être réfutées par des cas concrets, ils ne s’inquiètent pas que leurs théories soient vraies ou fausses dans l’absolu : un modèle qui est erroné peut aider à faire des prédictions, tout comme une parabole qui n’est évidemment pas une histoire vraie peut aider à comprendre la réalité.

Précisons ce point, à partir d’un exemple. Il est communément admis en économie que les gens préfèrent avoir plus d’argent que d’en avoir moins, et qu’ils sont motivés par leur propre intérêt. Mais certains dispositifs expérimentaux montrent que quand un individu a la possibilité de répartir une somme d’argent entre lui-même et un autre joueur, il choisit souvent de donner à l’autre une partie de l’argent qu’il a reçu. Supposons que chaque joueur donne en moyenne 20% de son argent. Que devrions-nous conclure de cette expérience ? Que le modèle de l’individu égoïste et matérialiste est réfuté, qu’il convient dès lors de le rejeter, et avec lui toutes les conclusions qui ont été fondés sur ses hypothèses ? Ce serait, en effet, les conclusions que tirerait un chercheur raisonnant selon les règles classiques du raisonnement scientifique. Mais les économistes réagissent tout autrement à une telle « réfutation » de leur modèle. Car, en dépit de toutes les réfutations qu’on a pu lui apporter, le modèle du calculateur égoïste est toujours là, comme un cas théorique, aidant à raisonner. Et on prendra l’expérience comme un cas concret, dont les résultats observés diffèrent de ceux prédits par le cas théorique.

L’existence de ces deux modèles pose problème quand on cherche concrètement à déterminer, par exemple, quelle part de leur revenu les gens sont prêts à donner pour aider les pauvres. Le cas théorique suggère qu’ils ne donneront pas un kopeck, tandis que la version expérimentale amène à conclure qu’ils donneront volontairement 20% de leur revenu. Il appartient alors à l’économiste, qui doit rendre une prédiction, de se demander auquel des deux cas se rattache la situation qu’il doit envisager : à la théorie, ou à l’expérience ? Un économiste continuant à utiliser la théorie, en dépit de sa réfutation par l’expérience, se dit simplement que le problème réel qu’il cherche à résoudre s’apparente davantage au modèle qu’à l’expérience. Que son approche soit justifiée ou non ne nous intéresse pas, ici. Ce qu’il faut retenir, c’est simplement que le modèle de raisonnement par cas permet de comprendre la réaction des économistes aux réfutations expérimentales de leurs modèles : à leurs yeux, elles ne suffisent pas à les invalider.

L’importance de la rhétorique

Mais ce n’est pas tout. La prépondérance du raisonnement par cas dans leur discipline permet de comprendre pourquoi les économistes, comme d’autres spécialistes des sciences sociales au demeurant, chérissent profondément le langage de leur paradigme. C’est tout simplement qu’une grande partie de leur activité scientifique consiste à trouver des similitudes pour déterminer les « bonnes » analogies, les plus opérantes. Il est dès lors capital, pour eux, de faciliter l’identification des points de similitude entre les différents cas, et l’usage d’une langue commune sert précisément cet objectif. En intégrant chaque modèle dans le cadre d’un vocabulaire commun, il est beaucoup plus facile de trouver de la ressemblance entre les modèles.

Cette perspective d’une activité scientifique consistant pour l’essentiel en une exploration des « cas théoriques » contribue ainsi à expliquer le rôle étonnant de la rhétorique en économie. Je n’utilise pas ce mot dans un sens péjoratif, mais pour faire référence à l’art de convaincre un public, d’amener des auditeurs à rentrer chez eux avec une nouvelle vision des choses. Ce type de persuasion ne joue presque aucun aucun rôle dans l’activité scientifique telle que la décrit Popper : quelqu’un démontre une théorie, et celle-ci est convaincante tant qu’elle n’est pas réfutée ; il y a peu de marge pour le débat, dans cette approche : la théorie est vraie ou elle est fausse. Il en va tout autrement si l’on raisonne à partir de cas. Pour comprendre une situation donnée, on peut en effet utiliser de nombreux cas, et la façon dont on les agrège pour produire des prévisions ne fait pas partie du modèle : elle revient l’économiste, à son jugement et à son intuition. Et s’il veut convaincre ses pairs ou un décideur de la validité de son raisonnement, il doit mettre en œuvre un véritable art de la persuasion.

Cela n’est pas sans conséquences, et l’une d’elles me semble particulièrement remarquable. Elle touche aux axiomes et à leur fonction rhétorique. Considérons, par exemple, le premier théorème du bien-être. Il affirme que sous certaines – en fait de très nombreuses – conditions, les marchés libres sont une excellente façon d’allouer les ressources, car ils ne laissent aucune place pour des améliorations au sens de Pareto – en d’autres termes, un agent ne peut accroître son bien-être sans abaisser celui de tous les autres. Mais qui sont les agents économiques auxquels peut s’appliquer une telle description ? Qui, parmi vos amis, maximise son bien-être ? Est-ce que vous, ou quelqu’un que vous connaissez, a déjà dérivé des fonctions d’utilité afin de les optimiser ? La pertinence du théorème du bien-être semble ainsi au premier abord plutôt douteuse: il met en scène des créatures de pure fiction, et il n’a manifestement pas grand chose à voir avec le monde réel et les problèmes économiques concrets dans lesquels se débat notre société.

Considérons cependant les choses autrement. Au lieu de supposer que la plupart des gens, dans la plupart des cas, optimisent des fonctions d’utilité, contentons-nous de poser que la plupart des gens, la plupart du temps, prennent des décisions, et qu’ils le font de manière transitive : s’ils préfèrent a à b et b à c, alors ils préfèrent a à c. Ces hypothèses sont beaucoup plus faciles à accepter. Mais on voit alors surgir un théorème mathématique qui suggère que les deux séries d’hypothèses sont en fait équivalentes : les personnes qui prennent des décisions, et qui le font de manière transitive, se comportent en fait comme si elles maximisaient une fonction d’utilité. Et d’un seul coup, le théorème de bien-être semble plus pertinent que jamais. Il a sûrement de nombreuses limites, mais elles ne nous apparaissent pas avec autant de force que tout à l’heure : ce théorème dit quelque chose de pertinent sur le monde. Or, tout ce qui a changé, c’est que la même hypothèse a été décrite différemment. Ainsi, un théorème mathématique, montrant l’équivalence des deux représentations, peut se révéler un puissant dispositif rhétorique : des hypothèses qui semblent fragiles dans un cadre donné semblent beaucoup plus solides dans un autre.

Le rôle des mathématiques et de la logique dans la rhétorique est reconnu depuis longtemps. En fait, certains historiens soutiennent même que la logique a été élaborée par les Grecs anciens comme une simple partie de leur culture du débat. De toute évidence, les arguments logiques et les preuves mathématiques sont de la bonne rhétorique : ils permettent de faire évoluer l’opinion des auditeurs, et surtout ils sont faciles à mémoriser et à réemployer. En économie, le rôle rhétorique des axiomes (comme la transitivité dans l’exemple ci-dessus), est largement accepté dans une interprétation normative, c’est-à-dire quand un modèle n’est pas censé décrire la réalité, mais convaincre les gens que la réalité devrait ressembler à ceci ou à cela. Dans ce cadre, la dimension rhétorique est assumée. La qualité d’une théorie tient notamment à sa capacité à convaincre, et le rôle des axiomes rhétoriques est alors majeur.

Mais les axiomes sont également très présents dans les théories descriptives, qui visent à une simple représentation de la réalité. On peut s’en étonner : n’est-ce pas alors l’exactitude d’une théorie qui compte, la précision et le réalisme de sa description, indépendamment des dispositifs rhétoriques? À nouveau, selon une vue poppérienne de la science, il n’y a pas de place pour la rhétorique : si vous croyez vraiment en votre modèle, il vous suffit de le tester. Mais si l’on raisonne à partir de cas et de modèles parcellaires, la rhétorique joue un rôle important. Les modèles ne sont pas censés décrire la réalité, mais seulement mettre en évidence certains aspects de celle-ci, en expliquant pourquoi dans notre société, nous croyons qu’un problème particulier est similaire à tel ou tel problème déjà connu. Dans cette perspective, les modèles, même lorsqu’ils ont une vocation descriptive, ne sont que des outils pour convaincre, et il peut même être utile de mobiliser des représentations différentes, qui seront diversement convaincantes. Un ensemble d’axiomes présenté comme l’équivalent d’un modèle donné peut rendre ce modèle plus convaincant que s’il était présenté sans les axiomes.

Je considère ce point comme la principale contribution des travaux théoriques menés par le professeur Massimo Marinacci et d’autres chercheurs : étudier les fondements axiomatiques de différents modèles peut nous aider à décider lequel est le plus pertinent pour l’analyse de problèmes concrets. Si l’économie avait réussi à devenir une science descriptive, au même titre que la physique, par exemple, on pourrait se contenter de vérifier l’exactitude de ses règles générales, et l’existence de représentations différentes des mêmes règles n’aurait qu’un impact limité. Mais, précisément parce que l’économie n’a pas connu la réussite de la physique, et parce qu’elle est souvent basée sur des cas « pré-scientifiques » plutôt que sur des théories générales, il est capital de comprendre les fondements de nos modèles. Car lorsque le test principal auquel sont soumis ces modèles est notre propre intuition et un simple jugement de similarité, et non des preuves tangibles, leurs fondations sont essentielles.

Cet article est basé sur une conférence organisée en juin 2012 à l’Université Bocconi (Milan) par la chaire AXA-Bocconi sur les risques.


Jeudi 17 Janvier 2013




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