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Le mea culpa des maths à la finance ? Pas encore

C’est un procès qui a beaucoup mobilisé les esprits scientifiques à travers le monde, mais nulle part la polémique n’a pris les proportions quasi théologiques qu’elle a atteintes en France. Voici l’acte d’accusation : les mathématiques, par la complexité et les lacunes de leurs formules d’évaluation du risque, sont largement responsables de la crise financière qui a secoué le monde à partir de septembre 2008 et détruit une valeur immense.


Le mea culpa des maths à la finance ? Pas encore
Corollaire : les grands pays mathématiciens, la France au premier rang d’entre eux, font partie des coupables car ils ont offert une caution scientifique à des règles du jeu pathogènes. La finance a besoin de matheux de haut vol et elle vient les chercher là où ils sont, en France, un pays marqué en outre par une forte culture bancaire et financière. La presse du monde entier s’est déchaînée sur les matheux, du Wall Street Journal au Monde en passant par le magazine en ligne Wired. Pour l’accusation, les ingénieurs financiers formés à la française ont contribué à pousser vers l’abîme la finance américaine puis, par contagion, la finance mondiale. Comment ? En proposant aux dirigeants de ces institutions des modèles mathématiques qui étaient censés neutraliser le risque contenu dans les produits financiers, et qui n’ont pas tenu leurs promesses.

Les intéressés plaident non coupable
Michel Crouhy, directeur du département recherche & Développement de la banque française Natixis – un établissement très secoué par la crise des subprimes - et qui fut le fondateur du premier mastère de finance mathématique en 1986, rejette en bloc la critique : « Pour les dérivés actions et de taux, les modèles ont plutôt bien fonctionné, y compris au cœur de la crise de 2008. Ils fournissaient des indications relativement précises des pertes à attendre après des mouvements de marché comme l’inversion de la pente de la courbe des taux ou la hausse de la volatilité. Le problème, ce ne sont pas les modèles, c’est l’assèchement de la liquidité qui accompagne chaque crise et qui fait qu’on ne peut plus échanger sur les marchés. Les modèles indiquent comment il faudrait ajuster la couverture des positions, mais il n’y a plus personne en face pour faire la contrepartie. Les positions « saignent » sans que l’on puisse arrêter l’hémorragie. Pour les modèles de dérivés de crédit, comme les CDOs c’est une autre affaire. Les modèles étaient simplistes et surtout, ils étaient calibrés avec des données erronées, en particulier celles concernant les risques de défaillance des crédits hypothécaires et leurs corrélations. »

En temps normal, les banques s’estiment en sécurité car elles font en permanence du « mark to market », c’est à dire qu’elles vérifient que le prix des couvertures qu’elles prennent pour se protéger est un prix soutenable. Si la couverture dérape, les positions sont réduites. En outre, les banques passent des provisions pour « risque de modèle » en mettant en réserve une partie des profits apportés par l’activité de ces modèles. Naturellement, elles font des compromis entre précision des modèles et temps (donc coût) de calcul. Dans le métier, tout le monde le sait : pas de rentabilité sans risque. Et les mathématiciens savent bien que la couverture absolue du risque est un mythe. Bernard Lapeyre, professeur de mathématique à l’école Ponts ParisTech, le rappelle avec ses mots : « L’incomplétude des marchés interdit la réplication (couverture) parfaite. Il demeure un risque résiduel incompressible ». Qui plus est, en passant des dérivés action et dérivés de taux des années 80 aux dérivés de crédit des années 2000, le marché a fait sciemment un saut dans « l’incouvrable ».

Car la crise de la fin des années 2000 a bien été déclenchée par une innovation des années 90, le dérivé de crédit, un produit dérivé dont le sous-jacent est une créance ou un titre représentatif d’une créance (obligation). Le but du dérivé de crédit est, par « titrisation », de transférer les risques (et une partie des revenus !) relatifs au crédit, sans transférer l’actif lui-même. Pendant des années, jusqu’à mi 2007, les dérivés de crédit (Collateralized debt obligation (CDO) et Credit default Swaps (CDS)) ont été échangés au sein du marché sur la base de la copule gaussienne du mathématicien chinois David. X Li. Li, né dans la campagne chinoise dans les années 60 et possèdant un master de l’université de Nankai et un PhD de statistiques de l’université de l‘Ontario, a crée son équation en 2000, alors qu’il travaillait pour JP Morgan Chase. Celle-ci prétendait mesurer la corrélation entre les probabilités de défaut de deux emprunteurs en se fondant uniquement sur l’historique des prix des dérivés de crédit et pas du tout sur l’historique des défauts eux mêmes. La formule de David Li, outrageusement simpliste, a connu une vogue spectaculaire car elle permettait des échanges fluides sur le marché, donnant en outre l’impression fausse de connaître l’état réel du marché immobilier.

Li a-t-il pour autant une responsabilité dans l’explosion de la bulle des « subprimes » ? Michel Crouhy ne le pense pas : « Ce modèle était utile pour se parler entre nous sur le marché, comme par exemple le modèle de volatilité implicite de Black et Scholes pour les dérivés actions. Mais pour gérer le risque de leurs propres positions, les banques utilisaient des modèles propriétaires nettement plus pointus, qui collaient plus au marché ». Pour lui, il n’y a aucun doute : « les responsables sont les dirigeants politiques et les financiers qui ont encouragé pendant des années l’octroi de prêts immobiliers à des emprunteurs non solvables, les tristement fameux prêts « Ninja » (No income, no job, no asset). Les agences de notation ont également participé au grand maquillage. En 2006-2007, les agences de rating ont participé à la structuration et à la notation des CDOs subprimes sans se soucier de l’exactitude de l’information concernant les prêts hypothécaire tîtrisés et en utilisant des statistiques erronées ». Au mépris de l’éthique la plus élémentaire, Moody’s réalisait à cette époque la moitié de ses bénéfices en distribuant les CDO auxquels elle venait précisément d’attribuer la note AAA, la meilleure. Quant aux régulateurs, ils n’ont également rien fait pour stopper la fraude massive dans la distribution des prêts subprimes alors que celle-ci était notoire dès 2005 ».

Personne n’a voulu voir l’orage qui s’annonçait. Après deux décennies d’expansion au cours desquelles les emprunteurs sur le marché américain de l’immobilier ne faisaient pas défaut, ou alors exceptionnellement et pour des raisons strictement individuelles, personne ne semble avoir anticipé que, en cas de retournement du marché, la contagion inévitable des défauts de remboursement ferait trébucher l’équation de Li. Comme le krach de 1987 avait jeté le doute sur l’équation de Black-Scholes, qui calculait le prix des options.

Dans le procès contre les maths, un accusé est plus emblématique que tous les autres : Nicole El Karoui, professeur de mathématiques appliquées et responsable du Mastère Probabilités et finances à l’université Paris VI, et maître de recherche à l’École Polytechnique. C’est de son mastère que sont sortis bon nombre des « quants » (quantitative analysts) qui ont ensuite gravi les échelons du « trading » dans les grandes banques comme Goldman Sachs, Lehman Brothers, BNP Paribas ou la Société Générale, ainsi que dans les agences de notation et les hedge funds. Aujourd’hui, elle relativise le rôle des maths : « Ils sont une simple aide à la décision, comme un ordinateur. Il faut que chacun prenne ses responsabilités. Observez bien la sociologie des banques, vous verrez que ce ne sont pas les mathématiciens qui décident. Nous avions tous averti que le risque lié aux dérivés de crédit (CDO et CDS) augmenterait de manière non linéaire en fonction de la quantité d’opérations, mais qui nous a écoutés ? Face à la cupidité, ce qui a manqué le plus, ce ne sont pas les modèles, c’est le pragmatisme et le bon sens ».

D’ailleurs, passé un certain stade, même le bon sens aurait été inopérant. Imaginons, renchérit Andrew Lo, le chef du département d’ingénierie financière au Massachussetts Institute of Technology (MIT), « que nous sommes en 2005 et que vous êtes le directeur des risques de Lehman Brothers, que vous savez que le marché immobilier va se retourner et que votre banque, très exposée aux subprimes, est en grand danger : Si vous conseillez au président Dick Fould de se retirer du marché des subprimes, il refusera, pour ne pas toucher aux bonus des traders et conserver les meilleurs éléments dans la banque. Et même si vous étiez mandaté, en théorie, pour couvrir la banque en jouant contre vos propres produits adossés aux prêts immobiliers douteux, alors vous auriez perdu des sommes colossales en 2005, en 2006 et dans les six premiers mois de 2007. Bref, vous auriez été licenciés depuis longtemps ».

Les défenseurs des mathématiques, on le voit, adoptent volontiers le ton de la fausse modestie et donnent de leur action une définition essentiellement technique. De leur point de vue, les modèles sont, pour reprendre la définition de Nicole el Karoui, « de simples réductions de la réalité qui fonctionnent sous certaines hypothèses et sont perturbés en cas de volatilité », bref des instruments neutres et fragiles.

Face à ces orthodoxes, le front du refus estime que les mathématiciens purs sont enfermés dans une esthétique de la démonstration qui sacrifie le pragmatisme à l’élégance des formules et finit par confondre la réalité et son modèle. Plus grave, les accusateurs affirment que les matheux ont installé au fil des années sur les marchés financiers l’illusion dévastatrice que le risque était connu, mesuré et contenu. Quand tous les traders, formés aux mêmes théories, s’abritent derrière des mêmes équations simplistes pour maximiser les gains de leurs employeurs et leurs propres bonus, plus personne ne se souvient que des marchés libres et soi disant efficients sont parfois pris de folie et se grippent. Le mimétisme fait des ravages et la belle théorie des agents rationnels engendre des comportements irrationnels par le biais d’une déresponsabilisation individuelle généralisée. L’excessive technicité des modèles introduit en outre, au sein des banques, un découplage entre décideurs et ingénieurs financiers en les privant d’un langage commun. Cette incommunicabilité annule de facto les opportunités d’arbitrage et favorise les dérapages.

Aux yeux de Jean-Philippe Bouchaud, professeur de physique à l’Ecole Polytechnique, l’école française de mathématiques, par son tropisme théorique, « fait intégralement partie des risques systémiques » qui menacent la finance mondiale. Les modèles, renchérit Claude Bébéar, fondateur de l’assureur français Axa, « sont intrinsèquement incapables de prendre en compte les facteurs capitaux sur les marchés que sont la psychologie, la sensibilité, l’engouement, l’enthousiasme, les peurs collectives, la panique. Il faut bien comprendre que la finance, ce n’est pas logique ». Bouchaud propose de remplacer les maths financières par une autre approche : « En 20 ans, une évolution considérable a eu lieu. Les ordinateurs et leur capacité de stockage nous permettent de brasser des quantités colossales de données et donc de confronter la réalité et la théorie. L’expérimentation doit remplacer l’axiome en finance. Les méthodes d’investigation de la physique, par exemple celles de la mécanique des fluides, sont adaptées à ce travail car elles vérifient à chaque instant la plausibilité des résultats obtenus ». Il faut partir des réalités du terrain et se méfier des postulats.

Les mathématiques financières sont également accusées dans certains cercles de s’être aveuglément alignées sur l’idéologie « brownienne » et leurs arguments sont présentés dans un livre récent, Le Virus B. Celle-ci prétend que les phénomènes financiers, par exemple les variations des cours des actions, obéissent aux lois du mouvement brownien découvertes par le botaniste britannique Robert Brown (1773-1858) quand il étudiait le comportement de graines de pollen plongées dans l’eau. Son intuition : derrière un apparent chaos, les graines oscillent en réalité autour d‘une position d’équilibre dont elles ne s’éloignent jamais beaucoup. Ce hasard « sage » qui semble protéger contre les irrégularités extrêmes, a séduit de nombreux économistes cherchant à modéliser les marchés financiers en utilisant des courbes de Gauss. Au départ, les travaux des Browniens, Jules Regnault (1834-1894) puis Louis Bachelier (1870-1946), ne sont pas du goût de Henri Poincaré, mais ils reviennent en force vers 1960 quand l’économiste américain Paul Samuelson cherche une solution au problème de l’estimation du prix des options. La formule de Black Scholes, dont nous avons déjà parlé, est typiquement brownienne.

Samuelson, Black et Scholes auraient dû regarder également les travaux des Français Paul Levy et Norbert Wiener, et ceux du Japonais Kiyosi Itô. Ces mathématiciens avaient développé des modèles non browniens car ils avaient décelé dans les modèles browniens une incapacité préoccupante à percevoir le hasard « sauvage » qui, à leurs yeux, caractérise les marchés. Pour les non browniens, le marché est constamment agité de micro crises et de discontinuités périlleuses. D’ailleurs, l’école française de mathématiques a produit de grands esprits non browniens, comme Benoit Mandelbrot, fondateur en 1974 de la « théorie de la rugosité » et des fractales. En finance, toutefois, ils n’occupent pas le haut du pavé. Leurs modèles discontinus sont moins faciles, moins rassurants, et demandent aux banques des capacités de calcul considérables et donc coûteuses.

La querelle est loin d’être purement intellectuelle. En 2004, des chercheurs ont refait les notations de l‘agence Moody’s en utilisant non pas le modèle KMV utilisé généralement par l’agence, mais un autre, non brownien. Les notes AAA de certains produits ont été dégradées dans une proportion de 1 à 5.

Le débat entre pro et anti n’est pas clos. La question est de savoir si les mouvements des marchés financiers sont probabilisables. Quelques post keynésiens, comme Michel Aglietta et André Orléan, estiment que règne en finance un « incertain radical » qu’il serait fou de vouloir canaliser par la probabilité. Face à eux, d’autres économistes redoutent que si rien n’est probabilisable, l’Etat en profitera pour s’infiltrer dans la finance. Ils préfèrent s’en remettre à la « main invisible » d’Adam Smith. Ce sont les néolibéraux, très nombreux aux Etats-Unis et, en France, dans le « Cercle des économistes ».

La finance mathématique a-t-elle fait son mea culpa ? Il s’en faut de beaucoup. Il y a certes en 2010 un peu moins de candidats au mastère de Nicole El Karoui mais les modèles restent les mêmes et le grand nettoyage des produits toxiques attend toujours. Les matheux ne désarment pas et les plus audacieux n’hésitent pas à revisiter 2008 en regrettant d’avoir été si peu écoutés. Bref, pour eux, s’il y avait eu plus de vraies maths, la crise n’aurait peut être pas eu lieu. Malgré l’hécatombe sur les marchés en 2008, Ben Bernanke, le président de la Fed, continue de défendre vigoureusement les apports de l’innovation financière. A l’inverse, toutefois, les initiatives en faveur d’une moralisation des maths financières se multiplient, en particulier celles de Paul Wilmott, docteur d’Oxford et expert reconnu de la finance quantitative. Son manifeste est en train de devenir un document de référence, une charte éthique, pour les auteurs de modèles.


Lundi 14 Juin 2010




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