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Le démon du spéculateur est-il bien raisonnable ?

Ni la morale ni la théorie ne donnent cher du spéculateur contemporain. Ce cyclothymique n'est pas raisonnable: il confond la bourse et la roulette. La science économique peine à le comprendre, sauf à dire qu'il est guidé par le profit. Une théorie du spéculateur est pourtant possible.


Le démon du spéculateur est-il bien raisonnable ?
Cette théorie intègre les motifs de l’action, la forme des anticipations, la rationalité de l’agent, les critères généraux de rationalité, les conditions de possibilité des conjectures et celles du calcul théorique.

L’espérance mathématique du gain du spéculateur est composée de deux parts: d’un côté, le total des dividendes attendus jusqu’à la date de la revente, d’échéance en échéance, pondérés par l’inflation; et de l’autre, un prix de sortie lui-même incertain. On exprime alors ce prix de sortie comme la somme pondérée des dividendes éventuels depuis la date de la sortie et jusqu’à la fin des temps.

Le zéro de l’infini
Ces projections dans l’avenir, à l’infini, rabattues sur le présent, remontent aux calculs financiers de Leibniz. Elles ne manquent pas d’une certaine hardiesse. En explorant le bien-fondé du calcul de la valeur fondamentale en finance, voire celui des alternatives qui lui ont été proposées dans la littérature spécialisée, on constate que l’affaire tourne autour des propriétés tendancielles qu’on assigne à ce rabattement des futurs possibles sur le temps présent. C’est la condition dite “de transversalité” qui voudrait que le prix de sortie tende en principe vers zéro. En d’autres termes: pour rationaliser par le calcul un achat que je ferais aujourd’hui en envisageant une revente plus tard, il me faudra faire comme si, bien au-delà de la revente, la valeur de ce bien était négligeable.

Une difficulté surgit dès qu’on se demande si cette propriété est objective, à la manière d’une caractéristique générale du système économique, ou encore si elle est propre au raisonnement de chaque agent, ou enfin si elle est épistémique, c’est-à-dire qu’elle s’impose au théoricien dès lors qu’il raisonne. Ce sont là les interstices où il faut creuser.

Ouvrons la boîte de Pandore et jouons sur les propriétés du prix de sortie, en faisant l’hypothèse que les agents n’envisagent pas tous l’avenir de la même manière. Tout d’abord, dans le monde réel, on ne peut guère admettre qu’un investisseur table sur un prix de sortie infini, et c’est là un premier principe de la probabilité subjective du spéculateur raisonnable: l’agent serait déraisonnable s’il méconnaissait sa finitude. On se souvient de l’adage de Keynes : “In the long run we are all dead” (1923). Le principe dont il est question dans cet article est moins sévère: il n’interdit pas de penser l’avenir lointain, mais il écarte de la rationalité un agent qui présupposerait une valeur tendancielle du bien sans aucun rapport avec sa valeur actuelle. La cohérence de la théorie financière standard voudrait qu’objectivement le prix de sortie tende vers zéro. Eh bien, prenons acte du fait que notre spéculateur, celui qui nous met dans l’embarras, n’est pas un conformiste. Il table sur un prix de sortie non nul, ce que suggèrent les travaux sur les bulles rationnelles.

Les recherches récentes menées en histoire économique à propos des institutions financières me donnent le sentiment qu’au cours des trois siècles derniers, les procédures, les organisations et les calculs spécialisés ont eu pour effet de coordonner et de domestiquer des agents hétérogènes caractérisés par des attentes à l’égard des prix de sortie eux mêmes de structures hétérogènes. Ce processus historique a connu des formes multiples où chaque fois, selon les marchés et à divers moments de l’histoire, importe l’état des techniques d’enregistrement et de calcul. Dans ces conditions formées au fil des siècles, j’en arrive à considérer que ce qui caractérise les dernières décennies, c’est un très haut degré de coordination technique, qui va de pair avec le développement de cadres théoriques où précisément il faudrait considérer qu’en moyenne et en tendance, le prix de sortie de tout titre devrait tendre vers zéro, bref pour ainsi dire une clôture du système financier global caractérisé par un ajustement sur cette propriété objective. Mais ni cette coordination, ni ce cadre intellectuel ne peuvent interdire que les agents interviennent de manière non conforme à la tendance générale, et on peut même s’interroger sur le fait que cette coordination et ce cadre aurait à exercer une telle interdiction. Explorons donc l’espace qu’offre une variabilité subjective du prix de sortie avec deux exemples…

Le démon du bon père de famille
Disons tout d’abord qu’un spéculateur est animé par un démon qui lui fait miroiter la possibilité d’une rente vraiment perpétuelle et constante jusqu’à la fin des temps… bref le démon du bon père de famille. Il n’est certes pas conforme à l’hypothèse de transversalité, on s’en convainc aisément. Mais sauf à vivre dans un monde condamné à une déflation perpétuelle, ce schéma de raisonnement se prête au calcul. Il est au demeurant très banal et consiste à attendre, avec un horizon indéterminé, un dividende constant. Bien avant que les agents économiques aient été familiers avec la notion d’inflation, on considérait un dividende d’un vingtième du capital, c’est-à-dire un rapport de 5%, comme acceptable. De la fin du XVIIe siècle au début du XXe siècle, c’est autour de 5% qu’ont tourné les taux publics de crédit. Quant au vingtième lui-même, c’est aujourd’hui encore le multiplicateur qu’on emploie pour extrapoler le montant annuel d’un loyer selon la valeur d’un bien immobilier. L’idée en arrière-plan est que le capital doit à peu près revenir au bout de vingt ans sans compter la valeur même du bien à cette échéance. Mais jusqu’à quel point pouvait-on se satisfaire d’une telle intuition?

Le prix de sortie, la rente fixe attendue et le taux d’inflation sont noués. Par exemple, dans le cas du vingtième, le prix de sortie est comme nul si l’inflation atteint 2,9%. Dans un monde économique où les critères d’investissement seraient conformes au démon du bon père de famille ajusté sur un vingtième, une inflation voisine de 2,9% procurerait des conditions générales comparables à celles d’un monde financier d’aujourd’hui où tous les prix seraient fixés et où les agents se comporteraient comme des investisseurs rationnels standards. En d’autres termes, par exemple, le marché foncier d’Ancien Régime, qui ne connaissait aucune des conditions formelles des marchés financiers actuels, pouvait parfaitement fonctionner, alors même que les agents y intervenaient selon des attentes qu’on qualifierait aujourd’hui de déraisonnables, et précisément parce que les attentes des investisseurs avaient cette forme même qu’aujourd’hui la théorie fait voir comme déraisonnable.

Celui qui, aujourd’hui même, sans entrer dans les arcanes de la théorie financière ni dans les finesses commerciales où peut exceller le service bancaire aux particuliers, envisage de placer une somme en espérant s’y retrouver avec un dividende régulier et durable malgré une inflation persistante, ne fait qu’écouter le démon du bon père de famille. Un expert s’indignerait de devoir se contenter d’une péréquation si grossière. Force est de constater qu’elle n’est pas aberrante tant que l’inflation est modérée. Aujourd’hui comme hier, elle est conforme aux approches profanes les plus courantes de l’investissement financier.

Le démon de Perrette
Mais voici un second cas, tiré d’une célèbre fable de La Fontaine, “La Laitière et le pot au lait”. On l’a beaucoup commentée en ironisant sur la tendance de la jeune fille à se laisser porter par l’amplification de ses espérances. Mais il ne faut pas perdre de vue que, précisément, Perrette conjecture, et qu’il faut donc suivre son cheminement mental au moyen du calcul des probabilités. On se souvient que Perrette “comptait déjà dans sa pensée / tout le prix de son lait, en employait l’argent, / achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée”, elle vendait les poulets pour avoir un cochon, qu’elle engraissait pour le revendre et acheter une vache, etc. jusqu’à ce que “Perrette là-dessus saute aussi, transportée. / Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée”.

Disons que Perrette, à chaque étape de la progression qu’elle envisage, fait l’hypothèse qu’elle peut espérer multiplier son bien par un facteur constant.

Perrette, qui néglige les dividendes, envisage ainsi chaque prix futur, au pas suivant, comme l’espérance de tous les prix possibles supérieurs au prix présent. La loi de probabilité qui relierait le prix présent au prix immédiatement suivant respecte dans ces conditions le critère caractéristique d’une loi de Pareto (célèbre loi mathématique de probabilité qui fait comprendre qu’empiriquement 80% des effets peuvent provenir de 20% des causes par exemple). Or on se souvient que le prix de sortie est l’espérance du prix à terme corrigée par l’inflation. Conformément à l’itinéraire de Perrette, passons pas à pas d’un prix tenu pour acquis à un prix escompté, le suivant lié au précédent par une dépendance probabiliste selon une loi de puissance de paramètre supposé constant.

Dans cette formulation rudimentaire, le prix de sortie attendu est égal au prix actuel réduit par l’inflation objective mais amplifié par un facteur probabiliste d’enthousiasme personnel (c’est le coefficient de la loi de Pareto : il est ici constant mais on pourrait le rendre variable). On saisit aisément la projection qu’épouse le rêve de Perrette, la tendance à un horizon infini du prix de sortie de sa spéculation.

Or c’est un résultat trivial propre aux séries géométriques: il n’y a ici que trois tendances. Selon que la raison de la suite géométrique sera supérieure, égale ou inférieure à 1, c’est-à-dire selon que l’emporte, pour un spéculateur animé par le démon de Perrette, la croissance qu’il projette en probabilité ou l’usure de l’activité économique générale, il sera portée par un enthousiasme démesuré, ou bien il demeurera sage, ou bien encore il tombera dans l’abattement. Le même schéma d’investissement, la même prise en considération de l’environnement, et des variations ténues de la croissance escomptées font basculer la perspective du spéculateur de l’espoir du tout à la conviction de rien.

Voici une conclusion qui n’avait rien d’évident a priori: si mon état d’esprit me porte à me projeter dans l’avenir selon un schéma parétien, cette attente me fera passer brutalement de l’enthousiasme à l’abattement ou l’inverse pour peu que mon appréhension du rapport du présent au futur proche soit à peine plus optimiste, ou à peine plus pessimiste, que l’état du monde extérieur permettrait de l’envisager. Ainsi, rien n’est plus conforme au calcul que ce modèle qui aboutit pourtant à l’archétype du déraisonnable: une succession brutale de hauts et de bas, au feeling, pour peu qu’un petit quelque chose vienne troubler mes anticipations. On dispose ici d’une interprétation de la chute de la fable, chute qu’on tient toujours pour édifiante mais dont on peine à cerner la puissance sans un tel cadre d’analyse probabiliste. Chemin faisant, Perrette se laisse emporter par son démon de forme parétienne. Elle rêve, comme si d’étape en étape, en probabilité, son bien s’amplifiait favorablement. Puis elle trébuche, elle voit le lait répandu. Elle révise ses attentes, ses espérances passant en un clin d’œil de tout à rien.

Sous la volatilité, la rationalité
N’est-ce pas conforme aux affres de la spéculation si souvent stigmatisées mais jamais à strictement parler analysées? N’est-ce pas là encore une piste pour saisir les mouvements d’esprit tant décriés qui induisent la très forte volatilité sur les marchés financiers? Raisonner ainsi, c’est-à-dire en distinguant la tendance objective que présuppose le calcul financier standard et une palette d’hypothèses, ici assez simples et sans aucun doute peu conformes aux normes du calcul financier, ouvre un espace de recherche: nous avons toute latitude en vue de modéliser le prix de sortie pour autant qu’il reste positif et borné.

Pour autant que la logique du système financier soit caractérisée par une condition globale de transversalité, l’action rationnelle singulière d’un agent économique n’a pas lieu d’être verrouillée par l’hypothèse implicite d’un prix de sortie tendanciellement nul. “Rien ne se fait sans un peu d’enthousiasme”, écrivait Voltaire en 1761. Cette part d’enthousiasme est le produit d’un écart minime entre la probabilité subjective de l’agent et les chances objectives qu’on pourrait mesurer. En assignant au spéculateur un démon aux atours assez simples (ici une espérance constante, là une dépendance probabiliste parétienne), on se donne les moyens de rendre raison du mouvement de ses attentes, et par suite de la logique de son action. Finalement le spéculateur, inconstant et peu conforme, n’en est pas moins raisonnable.

Par Eric Brian
Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris)
January 2nd, 2012

Ce contenu est issu de ParisTech Review où il a été publié à l’origine sous le titre " Le démon du spéculateur est-il bien raisonnable ? ".
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Mardi 10 Janvier 2012




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