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Des aérogares à l’opéra de Pékin. Réflexions d’un architecte

Construire est depuis toujours une activité permanente mais l'attention portée à l'architecture, comme celle que suscitent les autres arts, est cyclique. Pourquoi ?


Des aérogares à l’opéra de Pékin. Réflexions d’un architecte
Certaines raisons paraissent aujourd'hui évidentes : le développement des villes multiplie les constructions, les sauts technologiques ouvrent des possibilités nouvelles, la nécessité d'un développement durable exige un très grand changement d'habitudes. Il y a là tous les ingrédients d'une création nouvelle. Cela pourrait suffire. Mais, dans le même temps, revient, dans certains pays, certaines villes, certaines organisations, la volonté d'exprimer par des constructions richesse ou puissance, progrès ou ambitions. Cette volonté ne néglige pas la fonctionnalité, en général du moins, mais ne trouve plus en elle sa justification complète. L'architecture devient « un moyen de communiquer », les architectes, comme les grands communicants se « starisent ». Cet article, réflexion sur quarante ans de pratique individuelle, ne juge pas cette évolution. Mais il peut aider à la comprendre et donc plus tard, à l'orienter.

Rien de tel qu’un déménagement pour faire le point de ses idées. Du moins pour ceux qui, comme moi, conservent des documents sans bien les trier et sans les mettre en ordre.

Des textes, des images émergent, familiers pour la plupart, complètement oubliés ou surprenants pour d’autres. Ah bon ! Je pensais cette bêtise ! Ou bien : dire que j’avais déjà cette idée-là dix ans avant de la mettre en œuvre ! Quelle constance !

De ce désordre naît la forme d’un cheminement combinant les hasards d’un mouvement Brownien avec un écheveau de trajectoires qui, si l’on cligne très fort des yeux ou si l’on regarde avec des yeux devenus fatigués et indociles, prend un sens.

Pour la deuxième fois en dix ans, je viens de changer de bureau et de subir l’épreuve du tri, de la destruction, de la mise en cartons, et, en passant, des retrouvailles avec les idées, les dessins et les visages passés.

Cet article est davantage le compte-rendu de ces retrouvailles passionnées, lassées ou désordonnées qu’un essai de théorie ou de description de l’ « état des choses » en matière d’architecture ou d’urbanisme.

Premiers cartons : ceux qui contiennent les articles que j’ai écrits et les textes de mes conférences, puis ceux où des photos s’entassent en désordre.

Le nombre des articles n’a cessé de croître, année après année. J’ai décrit avec beaucoup de détails ce qui m’avait conduit au parti de L’Opéra de Pékin, puis à son développement continu pendant presque dix ans, jusqu’à son ouverture au public en décembre 2007. J’ai de nombreuses photos du chantier, les miennes le plus souvent, confinées dans des supports informatiques dont je me demande bien ce qu’ils deviendront. Ce ne sont que des documents de suivi, mais aussi beaucoup d’autres, de photographes différents. De la première aérogare de Roissy, je n’ai au contraire qu’un nombre très limité de photos de chantier, toutes sur papier, un peu froissées, souvent décolorées, plus aucun document graphique à part mes croquis, très peu d’articles dans lesquels j’exprime mes idées du moment. C’est dans ceux que j’ai consacrés à la deuxième aérogare que, pour expliquer à la fois le changement de concept, mes idées nouvelles et la persistance d’autres, plus anciennes, j’ai le plus parlé du premier de mes ouvrages – démesuré pour mon âge , j’avais vingt-neuf ans quand j’en ai pris la responsabilité – et en tous points fondateur de la suite de mon travail.

On ne fait pas étalage de ses idées et de ses intentions quand on n’a encore rien fait qui en soit l’application. J’en étais convaincu à l’époque et je continue à l’être. D’ailleurs, qu’a-t-on comme idées au départ ? Celles que l’on a glanées ici ou là, puis reliées entre elles ou disposées à sa façon, avec un petit peu de nouveauté. L’important est ce que ces idées génèrent en se heurtant aux réalités et aux exigences du travail et de la recherche. L’inattendu, souvent difficile et long à discerner dans le champ de la « culture », est le seul intérêt à la fin.

J’ai toujours cru que, de ce point de vue, il n’y a pas de frontière franche entre la création artistique et le travail de recherche scientifique. Je me souviens d’une série de conférences organisée à Paris par la revue Nature à l’occasion d’un de ses anniversaires. Plusieurs Prix Nobel et quelques autres qui l’auraient mérité eux aussi ont décrit à peu près la même aventure. Ils cherchaient à prouver ou à confirmer une théorie ou un modèle, ils se sont heurtés à un phénomène dérangeant, inexplicable, pour lequel ils ont abandonné leurs premières intentions et qu’ils ont interrogé sans relâche jusqu’à ce qu’ils trouvent, à la fin, quelque chose de nouveau dans un domaine éloigné de celui dont ils étaient partis.

La conception de Roissy a commencé en 1968. Des tout débuts, il ne me reste rien – un ou deux croquis, pas d’écrits, aucun dessin de présentation.

L’obligation de tout dessiner à la main, « aux instruments » comme nous disions, c’est-à-dire au tire-ligne, avec règle, compas et équerre, nous rendait peu prodigues en dessins et en particulier en perspectives. Aujourd’hui l’excès est contraire. Les documents, les images surtout, se multiplient grâce aux ordinateurs, sans autre intérêt souvent que de saturer l’attention de ceux qui jugent ou approuvent : la preuve par le nombre et le poids, qui rend aveugles ceux qui n’ont pas appris à voir. Dernière dérive : les animations, films, documents multimédia. Que d’oiseaux s’envolent au dessus de bâtiments insipides ! Des voitures roulent, la belle affaire ! Trains et avions traversent les images sous le regard de personnages toujours un peu les mêmes, généralement jeunes, c’est mieux, qui ont tous l’air de ce qu’ils sont : de mauvais figurants… Le tout sur des fonds de musique qui vont du soft rock à la musique de patinage, il faut bien plaire !

En 1968, nous étions loin de tout cela : nous cherchions avant tout à apporter des solutions à des problèmes fonctionnels. Comment réduire les distances parcourues par les passagers, comment réduire leur fatigue ? Comment fluidifier le trafic, rendre le passage à travers l’aérogare toujours plus rapide en diminuant le temps de chaque opération ? Le passeport magnétique allait bientôt venir, nous en étions persuadés, qui réduirait le contrôle aux frontières à la lecture d’une carte par un ordinateur. On allait enregistrer ses bagages très vite, sans avoir à les porter, au « volant »… Que reste-t-il de tout cela ? Bien peu de choses. Les contrôles se sont multipliés, allongés. Partout des files d’attente, interminables, faisant des passagers une sorte nouvelle de bestiau résigné. Quant aux distances, elles sont beaucoup plus longues que celles qui, à l’époque, nous paraissaient insupportables. Il n’est pas rare aujourd’hui de trouver dans les halls ou dans les couloirs des indications de temps : « comptez 20 minutes pour vous rendre aux portes d’embarquement 320 à 330 ». C’est avant tout l’effet de l’organisation du trafic aérien en « hubs » plus économiques, dans lesquels plus de cinquante pour cent des passagers sont en correspondance d’un avion à un autre. Nous imaginions diminuer les pointes de trafic, étaler ce dernier pour augmenter la capacité globale des aérogares. Aujourd’hui, les hubs dans lesquels sont organisées des « vagues » de correspondance font le contraire : ils sont saturés ou vides.

La fonctionnalité est décidément quelque chose de bien changeant dans les aérogares et, à un moindre degré, dans tous les bâtiments de transport !

Le mieux dans ce cas, c’est la capacité à évoluer, voire à changer radicalement, qui est la qualité fonctionnelle qui l’emporte sur toutes les autres. Mais est-il vraiment possible de l’atteindre ? Je retrouve des dessins des toitures de l’aérogare 2 de Charles de Gaulle, d’autres, moins anciens de l’aérogare de Nice. Je me souviens des mots que nous utilisions pour nous persuader et convaincre les autres. La toiture est un « ciel », elle est uniforme sur tout l’espace du trafic, contient tout ce qui assurera le confort de cet espace, la lumière, le traitement de l’air, le contrôle acoustique… En dessous tout est précaire ; tout pourra être construit, détruit, changé… La construction doit se diviser en deux ordres, un contenant général et les meubles. L’analogie avec ce que l’on avait pensé d’un organisme unicellulaire peu de temps avant est évidente : à l’abri d’une membrane qui contrôle les échanges avec l’environnement, les fonctions vitales s’organisent librement, sans structures contraignantes. On n’a pas cessé depuis de trouver des structures à l’intérieur des cellules et on a bien été forcés de reconnaître que beaucoup d’éléments constructifs et fonctionnels constituaient des structures qui n’étaient pas facilement modifiables.

Au-delà des aérogares, toute l’architecture de cette époque et plus généralement beaucoup de constructions intellectuelles ont cultivé des mythes du nomadisme des équipements, du développement par addition et de la multiplication d’éléments simples identiques ou semblables. C’était une pensée courte trop simplifiante, qui mésestimait la nécessité mais aussi, et c’est pire, l’utilité de la complexité.
Mais laissons les questions de fonctionnalité, l’architecture est bien au-delà…

« Le projet de l’aérogare N° 1 a d’abord été cela : une recherche fonctionnelle d’imbrication et de densification des flux qui permette de réduire le parcours des passagers […] ; la traversée de l’espace central par les circulations aériennes dans lesquelles se croisent sans se rencontrer les passagers […] avait quelque chose de symbolique qu’il nous fallait comprendre et respecter et qui était peut-être, venue à notre insu, l’âme du projet et sans doute sa justification la plus profonde. »

J’ai dit cela dans une « lettre à un jeune architecte » que j’ai lue au congrès de l’U.I.A. en 1999 à Pékin et que j’ai relue avant de l’enfouir à nouveau dans les classeurs et les cartons. Je ne faisais que redire ce que je disais déjà sous une autre forme en 1974. Aujourd’hui je suis prêt à le redire autrement : un bâtiment impropre à sa fonction est une stupidité, un bâtiment qui n’est que fonctionnel est quant à lui une négligence coupable. Nous avons besoin de tout ce que l’art, quel qu’il soit, apporte en allant toujours au-delà de ce qui est utile, voulu, souhaité. Faute de mieux, je continue à appeler cela la beauté. Il m’arrive de me demander si l’espoir et la beauté ne sont pas très intimement liés.

Au hasard de mes relectures, qui n’avaient peut-être pas d’autre but que d’arrêter un moment de respirer la poussière accumulée, j’ai retrouvé des thèmes de réflexion sur lesquels je n’ai pas cessé de revenir, en particulier celui-ci, qui ne me semble pas clos : la vitesse et l’ « effet tunnel ».

La vitesse, c’était le thème d’une exposition à laquelle la Fondation Cartier m’avait demandé de participer. J’y ai souvent repensé ensuite, à l’occasion de conférences, d’articles ou de livres. Nous mélangeons tout : notre passion pour la vitesse, qui est liée à la perception conjointe du temps et de l’espace, et le désir d’arriver sans délai, qui n’est que l’espoir, toujours déçu, qu’ils se réduisent l’un et l’autre à rien et deviennent imperceptibles. C’est le problème des transports : chaque fois que nous donnons au temps de transports une valeur nulle ou négative, nous sommes conduits à une suite sans fin d’aberrations ; nous nous enfermons sous la terre, nous ne regardons plus le ciel, nous martyrisons les paysages, nous plongeons dans un tunnel sans limite. Mais jamais la réduction du temps de transports n’est suffisante. Il faudrait qu’il s’annule, que nous sautions d’un état à l’autre par une transition interdite et instantanée, une sorte d’« effet tunnel ». Impossible, il faut laisser cela aux physiciens et aux particules !
Alors que faire ? Quelque chose qui redonne de la valeur au temps et, bien sûr, cela va de pair, à l’espace. Sortir du tunnel, parcourir des paysages, regarder, voir, penser.

Combat perdu d’avance ? Oui, peut-être. Pour longtemps encore, oui sans doute, mais est-ce une raison pour ne plus y penser ?

Revenons encore à l’espoir et à la beauté, au désir et à l’art.
Notre ancêtre hirsute et mal lavé projette sur les murs de cavernes obscures un mélange d’ocre et de noir d’os calciné mêlé à je ne sais quelle résine. Il souffle dans un roseau. Peut être rien d’autre n’émerge-t-il de sa pensée que le désir de capturer ou de tuer une des bêtes qu’il représente. Peut-être pense-t-il seulement que, magiquement, ce dessin invisible sans une torche, l’y aidera. C’est peut-être nous qui le trouvons beau, pas lui…
Connaîtrons-nous jamais la réponse à ces questions ? Elle n’a pas vraiment beaucoup d’importance pour moi. Pourquoi ce qui est beau n’émergerait-il que de la raison et de la conscience ? Pourquoi pas des profondeurs de l’inconscient ou même du hasard ? L’important pourrait être davantage de reconnaître la beauté que de la produire, et il faut accepter qu’il n’y ait pas de règle ou de recette mais seulement du désir. Pour l’architecture, si profondément liée à l’économie, à l’utilité, c’est encore plus difficile que pour les autres arts, mais aussi nécessaire.
Déplaçons la question. Reposons-la dans un champ plus vaste. N’y a-t-il pas, dans tous les domaines y compris les plus scientifiques, des hasards qui offrent des raccourcis extraordinaires, des hasards qu’il serait vain de prétendre provoquer, mais qu’il faut discerner quand ils se produisent, comprendre, prolonger.

Quand je regarde les cahiers dans lesquels j’ai dessiné, jour après jour, pendant plus de quarante ans, je retrouve à certaines pages, encore intact, le souvenir de certains de ces hasards. Ma main a-t-elle agi seule ? L’inconscient l’a-t-il guidée ? L’exaspération de ne rien trouver a-t-elle cherché délibérément une issue dans un dessin « impossible » ou « stupide » qui, au moment où je l’ai fait ou le lendemain, m’a semblé clairement ouvrir une voie nouvelle ?

Cette expérience, rare mais renouvelée, m’empêchera toujours de m’en remettre à l’usage de l’ordinateur. Pour produire des plans et, davantage encore, pour fabriquer des éléments de la construction, il est aujourd’hui irremplaçable pour sa rapidité et son exactitude. Pour concevoir, il ne sert pas à grand-chose, sinon pour vérifier, pour établir des documents de communication. Je le trouve lent, contraignant, sans inconscient et sans erreurs fertiles. Je pense que les programmes préfabriqués – aucun architecte ne peut prétendre intervenir significativement dans un logiciel, encore moins le créer – entraînent la reproduction systématique, involontaire, de solutions semblables, et produit, à la fin, une sorte d’académisme, d’une liberté plus proclamée que véritablement active.

Les cartons s’accumulent : là les articles, je l’ai dit, là la presse, les dessins à tous les stades du projet, là encore d’autres photographies des chantiers, des ouvrages achevés. Au début vous conservez tout. A la fin, excédé, vous jetteriez tout si on vous laissait faire. Où est l’architecture ? Sur cette nappe crayonnée sur laquelle les verres et les assiettes ont laissé leur marque, et que vous avez prise, sur le moment, pour ne pas oublier un croquis fait entre deux bouchées ? Dans les dessins confus sur ce ticket de métro ou sur ce « sac sanitaire » pris dans l’avion? Dans ce livre dans lequel vous avez rassemblés plans, images et photographies à l’intention d’un de vos clients ? Dans cet échantillon de bois ? Dans ce morceau de verre dont la cassure vous a donné une idée ? Non, non, bien sûr non.

Où alors ?
Là où sont aussi la littérature, la peinture, le cinéma, que sais-je encore… au cœur des œuvres, dans leur matérialité, dans ce qu’elles ont de plus commun. Aucune dissection ne les fera jamais apparaître. Ce ne sont pas des réalités virtuelles mais subtiles, des qualités, celles de provoquer l’émotion, de multiplier la pensée…
Ce serait cependant une bien grande tromperie que de laisser entendre qu’un architecte ou n’importe quel autre artiste passe son temps dans un monde pur et lointain de pensées et d’émotions, qu’il échappe aux nécessités et aux contraintes de la vie ordinaire.

Toute œuvre architecturale s’enracine dans un sol, subit un climat, utilise des moyens techniques et humains particuliers, dans un environnement économique bien spécifique. C’est de cette infrastructure qu’elle s’élance, singulière, pour être vue mais surtout pour être habitée, pour émouvoir. Depuis deux siècles, on n’a pas cessé de mieux comprendre que la diversité historique et géographique des œuvres architecturales était un héritage précieux dont la propriété ne devrait pas être revendiquée par un individu, un petit groupe, un pays, mais que c’était un bien collectif qu’il fallait transmettre, comme tous les autres biens culturels.

Cette perspective toujours plus claire et juste se développe entre deux zones de confusion de la pensée ordinaire.
Dans la première on croit être « moderne » et « progressiste » en affirmant que tout se rejoint et se mêle, que le mouvement nous entraîne à ce que l’on nomme la mondialisation. Supercherie ou bêtise, qu’importe, la mondialisation n’est qu’une réduction au même, un appauvrissement qui serait dramatique s’il dépassait le stade de la banalisation de certains objets techniques et la diffusion sans limite ni contrôle de certaines œuvres.

Dans la seconde, on croit maintenir sa personnalité et son originalité grâce à la reproduction dans des œuvres nouvelles de formes du passé, qu’elles soient matérielles ou intellectuelles. Combien de pays, croyant respecter leur culture, se transforment en « theme parks », dans lesquels tout est faux, déserté par l’art et par la pensée, réduit à rien !

Les deux se combinent dans la production architecturale quand, cumulant les complaisances, certains architectes drapent autour de bâtiments qu’ils trimbalent ici ou là, toujours les mêmes, vaguement pratiques, faussement modernes, les oripeaux d’une histoire bafouée. Médiocrités auxquelles on associait autrefois le nom de xerox, aujourd’hui celui de photoshop, injustement dans les deux cas. Ce n’est jamais la faute du marteau si on se tape sur les doigts.

Peu de choses dans mes cartons concernant l’urbanisme au sens le plus large, moins encore sur le développement durable.

Eh quoi ? Ces deux sujets ne sont-ils pas les deux plus important du moment, ceux auxquels nous devons d’urgence consacrer notre énergie ?
Si, si, bien sûr. Mais il est vrai qu’absorbé dans des problèmes que soulèvent les grandes infrastructures, j’ai été rarement amené à travailler en ville et pour la ville. Les aéroports dont on a parfois prétendu faire des villes, comme on a prétendu le faire d’autres éléments périphériques, nouveaux ou arrachés aux villes, tels que centres commerciaux, universités, etc., ne sont pas des villes, seulement des réductions de ville ou des ersatz. La rapidité de leur développement et la complexité des flux de toute nature qui les traversent nous permettent seulement de mesurer combien il est – il sera – difficile d’appréhender la ville comme un système global dans lesquels les phénomènes ont des constantes de temps et des échelles très différentes. Ils nous permettent aussi de bien mesurer la vanité des prévisions et l’échec à peu près total de toutes les planifications précises et « fermées ». Combien de fois les prévisions de trafic que j’ai vu faire ici ou là ont-elles été de simples extrapolations sans valeur scientifique mais nécessaires pour prendre ou obtenir une décision ! Quant aux extensions prévues dans des plans très précis, jamais ou presque elles ne se sont faites en suivant ces plans ! On adopte aujourd’hui des principes bien meilleurs de planification ouverte. Mais il reste beaucoup de chemin à faire.

Il y a aussi beaucoup de chemin à faire avant que l’on puisse y voir clair dans les questions qui lient la ville et le développement durable, ici encore, c’est l’évidence, pour des raisons systémiques. C’est l’affaire des jeunes générations et elles progresseront d’autant mieux qu’elles se débarrasseront des frayeurs et des incantations pour attaquer le sujet avec joie, convaincues qu’une nouvelle période de recherche et de découverte s’ouvre, que les connaissances vont progresser, que des beautés nouvelles apparaîtront, que rien jamais ne sera facile mais que cela vaut la peine.

Le Grand Théâtre National de Chine. A lui tout seul il fait le tiers du déménagement. C’est vrai que du début du concours à la fin des travaux il m’aura occupé dix ans, dix ans pendant lesquels j’ai voyagé tous les mois entre Paris et Pékin, dix ans, à peu près le quart de ma vie actuelle d’architecte.

Pour la première fois je travaillais dans la partie la plus centrale et la plus symbolique d’une ville et j’y construisais le plus grand bâtiment culturel de sa nouvelle histoire, à proximité de la Cité Interdite et de la Place Tien An Men.
Les extraits de presse remplissent de nombreux classeurs. Ils retracent la vie souvent mouvementée du projet. Son rejet par un certain nombre de personnes qui alertaient la presse internationale et retrouvaient pour le condamner à peu près les mêmes arguments que ceux qui avaient été employés pour tenter d’arrêter celui de la Pyramide du Louvre au centre de Paris. Mais les temps avaient changé. A la presse s’est progressivement ajouté le Net. Il a charrié comme d’habitude vérités et mensonges en les mélangeant souvent si intimement qu’ils devenaient inextricables. Et puis, après de longues années de travail opiniâtre, le jardin puis le bâtiment lui-même ont été ouverts au public et ont très vite rencontré son adhésion. En plus des spectateurs des nombreux spectacles organisés dans ses trois salles, le Grand Théâtre National de Chine reçoit des visiteurs de plus en plus nombreux. Je n’avais pas rêvé d’autre chose tout au long de mon travail. Dès le concours j’avais pensé que ce bâtiment devait devenir un « quartier » de la ville, fréquenté par les visiteurs ou les passants autant que par les spectateurs, et qu’il ne les attirerait pas par je ne sais quelles concessions au goût supposé vulgaire du grand public mais au contraire par la générosité de ses espaces et leur beauté rigoureuse.

Je crois profondément que ce qui est beau est perçu par tous, à des degrés divers qui traduisent davantage les différences entre le besoin intérieur de chacun qu’un niveau culturel au demeurant bien difficile à définir. Je déteste l’expression « se mettre à la portée du public », plus encore pour l’erreur qu’elle propage que pour le sentiment de supériorité satisfait qu’elle exprime. L’espace d’un bâtiment doit être fait pour le public, un public qui n’est pas un rassemblement dans lequel l’identité de chacun deviendrait confuse et s’amoindrirait, mais où au contraire un rapprochement de ces identités rend chacune plus précise et plus consciente d’elle-même. Il doit être semblable à celui d’une serre dans laquelle chaque plante pousse et grandit à son rythme et selon sa nature.

De toute œuvre d’art on devrait pouvoir dire les mêmes choses. Que, dans la mesure où elle est une création, elle dérange un peu le monde et l’ordre établi, qu’elle contribue à la transformation continuelle qui est nécessaire à son maintien, que dès qu’elle sera assimilée, une autre devra venir. Mais aussi que, sans prétendre transmettre un message, sans jamais chercher à le faire, elle est l’occasion pour chacun d’y voir plus clairement en soi, dans ses tristesses et dans ses joies, ses désirs et ses espoirs et ainsi, comme un éternel enfant, de se développer.

Paul Andreu / Architecte / June 15th, 2010



Lundi 21 Juin 2010




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