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La Blockchain et la loi

Par Hubert de Vauplane, avocat associé Kramer Levin.


La blockchain fait l’objet d’un très fort intérêt depuis quelques mois. Articles, colloques, présentations sur cette technologie de rupture font florès. Les banques s’y intéressent de très près, conscientes de l’enjeu de celle-ci pour leurs activités et du risque qu’elle peut faire peser sur leurs revenus. Les banques centrales ne sont pas parmi les dernières à s’y pencher, et même les gouvernements regardent de près les conséquences que cette technologie peuvent avoir sur les finances publiques et leur souveraineté. Si les effets économiques de cette technologie semblent de plus en plus nets, rien n’est dit cependant sur les conséquences de celle-ci sur le droit. Ou plus exactement, la manière dont la loi traite de la blockchain. Deux grandes questions se posent à cet égard : une première sur la gouvernance de la blockchain, et une seconde sur la force juridique des opérations effectuées via cette technologie. Dans un cas comme dans l’autre, l’analyse dépend du type d’organisation de la « chaine », selon que l’on se situe dans une blockchain ouverte ou dans une blockchain fermée. Mais toute analyse sur la question doit garder à l’esprit que la blockchain est avant tout une technologie.

Blockchain privée et publique

La question de la blockchain privée ou publique n’est pas récente. Mais le débat est renouvelé depuis que les banques, institutions financières, voire les banques centrales s’intéressent à la technologie de la blockchain dans la mesure où ces dernières expérimentent des applications purement privées. De quoi s’agit-il (1) ? Une blockchain publique (c’est-à-dire un registre – ledger - ouvert à tous) se caractérise par son ouverture totale : tout le monde peut y accéder et effectuer des transactions et tout le monde peut participer au processus de consensus. Il n’y a donc pas de registre central, ni de tiers de confiance. C’est le modèle le plus connu, celui qui est à l’origine de la technologie, selon une approche communautaire, voire alternative, de l’économie. Les puristes considèrent que seul le singulier s’applique à cette technologie : on parle alors de la blockchain. Son fonctionnement est fondée sur les « cryptoeconomics » , la combinaison d'incitations économiques et les mécanismes de vérification en utilisant la cryptographie comme une preuve de travail ou preuve de la participation. La blockchain publique est par nature totalement décentralisée. A côté de ce modèle – celui du bitcoin – il existe aussi ce que l’on appelle la blockchain de consortium où le processus de consensus est contrôlé par un ensemble présélectionné de nœuds ; par exemple, on pourrait imaginer un consortium de 15 institutions financières, dont chacune opère un nœud et dont 10 doivent signer chaque bloc pour que le bloc soit valide. L’accès à ce blockchain peut être public ou restreint aux participants selon un processus de cooptation. Ces blockchains peuvent être considérés comme " partiellement décentralisés ". Enfin, il y a les blockchains totalement privées, où l’accès d’écriture est délivré par une organisation centralisée mais où les autorisations de lecture peuvent être publiques ou restreintes. Il s’agit typiquement de l’utilisation par les organismes de règlement / livraison de titres ou banques centrales pour les opérations de règlement de devises en monnaie banques centrale.

La gouvernance de la blockchain

Les règles de fonctionnement de la blockchain dépendent de son degré d’ouverture : plus la chaine est ouverte, moins il y a de gouvernance, et inversement. Ainsi, dans une blockchain privée, comme celle d’un système de règlement livraison, ou d’un registre de cadastre, la gouvernance est régie par l’institution qui gère la chaine : sont ainsi déterminés dans des règlements les conditions d’accès, le fonctionnement, la sécurité, et le mécanisme de reconnaissance légale des transactions. Inversement, dans la blockchain publique où l’accès est totalement libre, il n’existe pas d’autres règles de fonctionnement que la technologie elle-même (selon l’expression, « Code is Law » du juriste américain Lawrence Lessing). La question se pose cependant de savoir si tout comme l’internet, une certaine gouvernance n’est pas nécessaire.

Qui est propriétaire de la blockchain ?

Dans le monde du logiciel, il convient de distinguer logiciels ouverts de ceux qui sont protégés par des droits de propriété. Un logiciel est libre si et seulement si sa licence garantit les quatre libertés fondamentales : la liberté d'utiliser le logiciel, la liberté de copier le logiciel, la liberté d'étudier le logiciel, la liberté de modifier le logiciel et de redistribuer les versions modifiées. Les deux dernières libertés ne peuvent s'appliquer que si l'on a accès au code source qui est en quelque sorte la recette de fabrication du logiciel. Qui est propriétaire de la blockchain ? Là encore, la réponse dépend du type de blockchain utilisée. Dans une blockchain privée, la technologie développée par l’organisme en charge de la gestion de la blockchain est protégée par des droits de propriété intellectuelle, même si celle-ci utilise, pour une large partie, les codes sources versés librement lors de la création de la blockchain. Inversement, dans la blockchain publique, personne n’est « propriétaire » des codes sources, selon les principes communautaires de la théorie des biens communs. Cette question de la propriété ou du contrôle des codes sources résonne de manière particulière dans l’industrie financière : il s’agit de la question de la protection des algorithmes utilisés dans certaines transactions financières et développés par des experts (les « quants ») dans la mesure où la plupart de ces algorithmes ne peuvent être protégés par des brevets ou droits d'auteur ; dès lors, ces algorithmes sont gardés secrets. Ce qui n’est possible que dans une blockchain privée où les développements spécifiques apportés par l’éditeur ne sont pas toujours juridiquement protégés mais dans ce cas, ils ne sont pas ouverts, pas même aux participants de la chaine privée.

Le développement des smart contrats

Parmi les nombreuses utilisations possibles de la blockchain, les développements les plus prometteurs résident dans les « smart contracts » (contrats intelligents). De quoi s’agit-il ? Ce sont des protocoles informatiques qui exécutent les termes d’un contrat (par exemple, un prêt d’argent, une émission obligataire ou d’action, mais aussi un vote, un mariage ou tout autre type de contrat !) dont les caractéristiques sont standardisées (2). L’objectif est de satisfaire les conditions contractuelles, comme les termes du paiement, de la livraison, mais aussi de la confidentialité, et même de l’exécution des obligations réciproques. Le caractère numérique et automatisé du contrat permet donc en théorie à deux partenaires de nouer une relation commerciale sans qu’ils aient besoin de se faire confiance au préalable, sans autorité ou intervention centrale. C’est en effet le système lui-même, et non ses agents, qui garantissent l’honnêteté de la transaction. Tel est le sens du projet (3) Ethereum (4) qui permet la création des « smart contracts » à grande échelle (5) en mettant en place une méthode de vérification entièrement dématérialisée qui peut être effectuée directement par les pairs sans l'interférence d'outils juridiques

La force juridique des opérations réalisées dans la blockchain

La blockchain est une technologie. Certes, totalement nouvelle, mais ce n’est qu’une technologie. Dès lors, les opérations qui s’y traitent soit reflètent des transactions hors de la chaine (par exemple, les transactions de change ou les ventes d’immeubles et de terrain dans une chaine privée), soit constituent elles-mêmes des transactions (par exemple, le bitcoin). L’enjeu du développement de la blockchain consiste à savoir comment lier les contrats « crypto » et les contrats « fiat », terme qui regroupe tout ce qui a trait à l’environnement juridique traditionnel (6). C’est le problème de la cyberlaw et plus généralement de la relation entre cryptographie et opposabilité juridique (7). Dans une blockchain ouverte, les opérations effectuées n’ont pas d’autre force juridique que la valeur dont les participants à la chaine veulent bien leur donner. Ainsi, dans le cas du bitcoin, les échanges de cette cryptomonnaie n’ont pas de valeur légale ; elles ne sont pas reconnue comme opposables aux tiers, mais uniquement entre l’acheteur et le vendeur. En l’absence de gouvernance mondiale de la blockchain publique, il n’en sera pas autrement. La situation est différente dans les chaines privées. Tout d’abord, ces chaines ne peuvent fonctionner qu’avec des règles élaborées par l’entité en charge des activités. Ainsi, dans les projets de blockchains relatifs au règlement / livraison d’instruments financiers ou de devises, les blocs de la chaine ne font que refléter des opérations réalisées hors de la chaine. Dans ce cadre, ces blocs constituent les modalités de règlement et/ou livraison des opérations d’achat ou de vente de devises ou d’instruments financiers (8). En conséquence, la chaine privée fonctionne selon des règles internes opposables aux participants. La situation est la même pour les projets de chaines privées relatifs au cadastre. Les blocs ne font qu’enregistrer des transactions sans constituer par eux-mêmes les transactions (9). La chaine de bloc constitue ici au mieux une preuve de la propriété, preuve qui n’est guère opposable aux tiers sans intervention du législateur pour étendre le régime de la preuve, un peu comme la signature électronique. Certes, dans les chaines privées locales (comme les cadastres), un État peut légiférer sur la portée de ces blocs et décider que ceux-ci constituent soit des preuves réfragables de propriété, soit des preuves irréfragables, voire même le titre de propriété lui-même ! Mais dans la mesure où les opérations de la chaine publique mais aussi privée dépassent les frontières, les modalités de détermination de ce régime de preuve ne peuvent être élaborées que via une convention internationale. A défaut d’accord, on peut craindre la main mise juridique par une puissance étatique plus forte que les autres sur la chaine de blocs. Le précédent de l’internet et la mainmise des États Unis doit ici servir d’exemple. Le risque de perte de souveraineté constitue un risque réel qui ne peut pas être éludé.

Hubert de Vauplane
Partner
KRAMER LEVIN NAFTALIS & FRANKEL LLP
47 avenue Hoche
75008 Paris
www.kramerlevin.com

Lire également de Hubert de Vauplane :
www.finyear.com/La-blockchain-une-technologie-avec-un-potentiel-immense-Partie-1_a34432.html
www.finyear.com/Que-se-passerait-il-si-l-on-passait-a-cote-du-blockchain-partie-2_a34454.html

(1) Cf. Vitalik Buterin, “On public and private blockchains” : https://blog.ethereum.org/2015/08/07/on-public-and-private-blockchains/
(2) Cf. S. Bourque & S. Fung Ling Tsui, “A Lawyer’s Introduction to Smart Contracts”, Scienta Nobilitat Reviewed Legal Studies, 2014.
(3) Le code utilisé dans le projet Ethereum est différent de celui utilisé par le bitcoin, même s’il s’en inspire. Le code a été réécrit de zéro. La principale différence par rapport à Bitcoin est que les transactions stockées dans la blockchain ne sont pas limitées à envoyer et recevoir de l'argent. Ethereum dispose d'un quasi-langage de Turing et est donc un système de calcul réparti : les pairs dans le réseau Ethereum ne se contentent pas de vérifier l'intégrité de la blockchain et d'ajouter de la monnaie, ils exécutent du code arbitraire, celui des applications que vous ou moi développons et envoyons sur le réseau. Ce qui permet d’écrire des « smart contracts ».
(4) Pour une explication technique du projet, cf. http://www.bortzmeyer.org/ethereum.html
(5) Comme tout système de registre décentralisé, la vérification coûte cher et les pairs doivent être incités à travailler ; d’où le développement des jetons (« token ») ou des points spécifiques à Ethereum, l'ether : il n’y a donc pas de mineurs contrairement au bitcoin qui sont rémunérés par des bitcoins.
(6) Pour une explication très complète des aspects juridiques de la blockchain, cf. Quinn DuPont & Bill Maurer, « Ledgers and Law in the Blockchain », The King's Review, 2015 : http://kingsreview.co.uk/magazine/blog/2015/06/23/ledgers-and-law-in-the-blockchain/
(7) Cf. l’excellent ouvrage de Jean-François Blanchette, Burdens of proof, Cryptographic Culture and Evidence Law in the Age of Electronic Documents, Hardcover, 2012.
(8) La question de l’utilisation de la blockchain dans les opérations de règlement / livraison dans l’industrie financière illustre les bouleversements que cette technologie peut apporter : un registre décentralisée privée peut demain remplacer les dépositaires centraux tels que Euroclear, DTCC et autres, sous réserve de régler préalablement la question juridique du droit de propriété des titulaires de titres. Cf. Pascal Bouvier, “Distributed Ledgers Part II: Clearing, Settlements & Legal frameworks” : https://www.linkedin.com/pulse/distributed-ledgers-part-ii-clearing-settlements-pascal-bouvier-cfa?trk=mp-reader-card
(9) Il est désormais possible d’enregistrer sur la blockchain la preuve horodatée, irréfutable et indélébile de l’existence d’un document sans avoir à en révéler le contenu. L’expérimentation proposée par proofofexistence n’intègre évidemment pas le document lui-même dans le registre, mais une simple empreinte qui permet de prouver que le document existait à une époque donnée et qu’il est lié à une adresse précise.

Hubert de Vauplane
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Dimanche 14 Février 2016




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